Edito Septembre 2009 : « Rentrée » par Catherine Henri

Rentrée

Le train vibre dans mon dos. Derrière mes paupières, le paysage qu’on voit de la terrasse que je viens de quitter, plus tout à fait persistance rétinienne - et pourtant, il me semble que je pourrais presque compter le nombre de cyprès sur le dos de la colline - pas encore souvenir.

Après demain, il va falloir commencer par faire ôter les casquettes, éteindre les portables, oui, éteindre vraiment, même pas de position vibreur ; faire débrancher les consoles de jeux et les baladeurs . Il faut ne jamais s’être endormi - enfin - en écoutant de la musique pour ne pas savoir qu’avoir des écouteurs dans les oreilles empêche peut-être d’entendre les autres mais surtout soi-même, son inquiétude, sa souffrance, ses désirs. S’ils ne veulent ou ne peuvent pas les entendre en eux, comment leur enseigner la littérature ?

Les vibrations ont cessé ; après une lente glissade un peu chaotique le train s’est arrêté, à une frontière sans doute. Pourquoi est-ce que j’éprouve une légère inquiétude ?

Je suis adossée aux mille et un livres de ma bibliothèque comme à mille et un mystères. Ils ne me donnent aucune certitude, mais ils sont pourtant ma seule autorité. Une bibliothèque mouvante derrière mon dos , comme la banquette de ce train en train de repartir.

Quelque chose a changé en quelques années : lorsque je - nous demandions aux élèves la lecture d’une oeuvre, majoritairement ils s’exécutaient, avec - plus ou moins - de mauvaise humeur ; même si quelques-uns n’arrivaient pas jusqu’au bout. Puis, beaucoup se sont mis à tricher, à lire seulement le résumé sur internet. L’an dernier, certains ne faisaient même plus semblant, rendant copie blanche le jour du contrôle . Je me souviens de Justin qui s’est justifié d’un :  Les livres, ça n’existe plus , sans agressivité dans la voix, ni désir de provocation, comme s’il s’agissait d’une évidence dont les professeurs seraient , paradoxalement, ignorants. Il faut , dans ces cas là, une totale absence de narcissisme pour répondre avec justesse, sans se laisser entraîner par le ressentiment, ou l’angoisse .

Mes compagnons de voyage dorment depuis longtemps.Je rallume la petite lumière au dessus de ma tête et reprends mon livre, un de ces livres qu’on peut lire par intermittence, fragments, maximes, toutes formes alphabétiques, et qu’on peut reposer sans frustration quand on croit que le sommeil commence à venir.

Professeur n’est peut-être pas un métier, mais un état, un état d’éveil et d’incertitude à la fois. Les certitudes, ce sont mes élèves qui les ont, ou croient les avoir, se soutiennent de les avoir, certitude d’une langue qu’ils disent  vraie , de la jouissance que donnent les objets, de la nécessaire immédiateté de la satisfaction de leurs désirs.

Quelquefois, tentation d’être un spécialiste, de n’importe quoi, du groupe mu, de la déconstruction de l’alexandrin au début du 20ème siècle, de l’usage du point virgule chez Bossuet, d’être un savant, de s’abandonner à la délicieuse quiétude de l’enfermement érudit. D’ abandonner mes élèves à leurs monosyllabes, à leurs fétiches. De faire le programme, méthodiquement, aveuglément. Sans états d’âme.

De transmettre un savoir qui serait comme un mur, qui renverrait indifféremment de la condescendance, des jugements sans appel, des bonnes et des mauvaises notes ; contre lequel on ne pourrait que se cogner. Mais la littérature n’est pas un mur auquel on s’adosse. Un livre qu’on a lu deux fois à vingt ans d’écart n’est plus le même livre (étonnement d’une nouvelle lecture de La Chartreuse de Parme, récemment, comme si je ne l’avais jamais lu, alors que l’histoire et bien des détails étaient encore présents à ma mémoire ). Comment transmettre ce qui n’est pas seulement démodé, inactuel, mais fragile, mouvant, ce qui ne cesse de se métamorphoser dans le temps des lectures ?

Le rythme du train ralentit, très longs virages comme si on suivait les méandres d’un fleuve invisible, couchette qui tangue un peu.

Quelles classes vais-je découvrir, après demain, quelle regroupement imprévisible de sujets vulnérables qui feront alliance pour se soutenir de leur faiblesse et épuiseront leurs forces à résister, comme dans un même mouvement, à l’adversité et au savoir ? Et d’où me viendra la force de leur faire désirer autre chose que ce qui est désigné comme désirable, sinon de mon propre désir, c’est à dire de mon entêtement et de mes doutes tout à la fois. Après demain, j’irai à leur rencontre, comme dans l’incipit de Jacques le Fataliste et son maître, où Diderot se joue des attentes convenues de son lecteur, s’amuse à décevoir avec une souveraine impertinence. Mais l’insolence de ce début - à prendre au sens propre, ce qui ne se fait pas, ce à quoi on ne s’attend pas - laisse ouvertes toutes les portes et permet d’entrevoir les questions qu’on ne se pose jamais, celle que l’éréthisme de la vie empêche de se poser .  Comment s’étaient-ils rencontrés ? Par hasard, comme tout le monde. Comment s’appelaient-ils ? Que vous importe ? D’où venaient-ils ? Du lieu le plus prochain. Où allaient-ils ? Est-ce qu’on sait où on va ? Que disaient-ils ? Le maître ne disait rien…  Du moins, au début.

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