« Nous ne sommes pas d’ici » Eté 2010 par Céline Baliki

Sur l’île de Thassos, dans une anse isolée, les ruines d’un temple antique gisent au bord de la mer : colonnes brisées, marches en marbre qui descendent dans l’eau ... Une scène ouverte dont le décor n’est rien d’autre qu’une nature sauvage, abrupte... Des roches balayées par la mer, des oliviers aux racines millénaires...

On aime à rêver que se rejouent Les enfants d’Héraclès au moment même où, en France, des propos d’exclusion, de discrimination se répandent telle une mer déchaînée effaçant tout de la mémoire et de la culture.

Un langage sans exigence, sans pensée qui laisse entendre tant d’ignominies : déchoir de la nationalité française les français qui ont acquis cette nationalité, créer des apatrides, bafouer l’article de la constitution qui assure  l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion ..., mettre les parents en prison pour les actes de leurs enfants, obligation de résultats scolaires sinon amendes...


Absentéisme révélé, Incivilités avérées, Trouble oppositionnel évalué, Déficits de l’attention, hyperactivité.

Facteurs de risques précocement identifiés, Dès les grossesses, repérés. Les agités des familles larguées, Localisés.

Les forces de l’ordre impliquées Les enfants rebelles indisciplinés Les délinquants potentiels enfermés, Expulsés

Texte dit par Mickaël et Lucie sur une musique originale créée par Lucie et Miles.


Pendant ce temps, les enfants d’Héraclès distribuent ce formulaire de reconduite à la frontière au public. Moment fort, la musique va crescendo, les voix entrecoupées, essoufflées laissent entendre derrière les mots une respiration haletante…

Dans quel monde vivons-nous ? Comment l’école peut-elle avoir un sens ? Quelles espérances, quels projets et rêves les jeunes peuvent-ils construire en étant baignés par autant de rejet, de fermeture et d’hypocrisie politique ?

Je vois alors, dans mon souvenir, le chœur rouge prendre la parole et se faire le messager de valeurs, de pensées tournées vers l’homme :


Extrait du célèbre discours de Périclès prononcé au cimetière du Céramique pour les funérailles des soldats grecs morts à Marathon

"Seule, entre toutes les républiques existantes, Athènes ne redoute pas lépreuve. Notre régime politique n’a rien à envier aux lois qui régissent nos voisins. Loin d’imiter les autres, nous donnons l’exemple à suivre.

Car notre cité n’est pas au pouvoir d’un seul homme : son peuple la gouverne. La constitution qui nous régit sert l’intérêt de tous les citoyens et pas seulement d’une minorité. Pour cette raison, notre régime s’appelle démocratie. Les lois assurent à tous l’égalité.

Pour la participation à la vie publique, celui qui se distingue en quelque domaine peut accéder aux responsabilités. Pour cela, la classe à laquelle il appartient importe moins que sa valeur personnelle. La pauvreté n’est pas un obstacle : celui qui peut rendre service à la cité n’en est pas empêché par l’obscurité de sa condition sociale.

La liberté est notre règle dans le gouvernement de la république. Dans nos relations quotidiennes, la suspicion n’a aucune place ; Nous ne nous irritons pas contre le voisin, s’il agit à sa tête ; nous n’usons pas de l’humiliation ou de la contrainte.

Une crainte salutaire nous retient de transgresser les lois de la république ; nous obéissons toujours aux magistrats et aux lois ; à celles surtout, qui protègent les victimes de l’injustice, à celles qui assurent la défense des opprimés, à celles qui, tout en n’étant pas codifiées, impriment à celui qui les viole un mépris universel.

Telle est donc cette cité pour laquelle ces hommes, qui nadmettaient pas lidée de la perdre, sont morts en héros, les armes à la main."

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Dans le silence de l’Espace Reuilly, les visages sont tendus, à l’écoute, cherchant à saisir le moindre bruissement,

Une force inoubliable habite la nature comme le corps de ces adolescents qui ont, après ce travail d’une année, senti l’antique présence des mots d’Euripide et de Périclès.

Lisent-ils aujourd’hui les journaux ? Entendent-ils ces paroles honteuses, scandaleuses, indignes ? Ils sont prêts à la réponse... A travers les textes des auteurs qui ont traversé notre travail, c’est la voix de ces enfants, vêtus de rouge, en haillons que j’entends, le rythme de leur scansion, le frappement des pieds raisonnant sur la terre.

Leur assurance, ce soir-là, la peur de rien, le plaisir, la conscience aussi de l’éphémère, de la fragilité de l’instant de jeu me laissent penser que leur engagement sera nourri de cette force intime née du collectif qui s’est créé lors du voyage : moment où le travail semble avoir pris corps, dans une relation plus personnelle aux autres, jeunes et moins jeunes. (Je n’aime pas le mot  adulte  trop connoté ! Car finalement qui avons-nous été au-delà de nos métiers et de nos rôles ? )

Enfants d’Héraclès en lambeaux, malades, (certains pour de vrai !), épuisés, sans patrie, adolescents en exil d’eux-mêmes, Arrachés à notre terre, condamnés à fuir, nous avons pris la route de l’exil. Nous n’avons plus de maison mais nous sommes en vie. Errants et proscrits, nous émigrons d’une ville à l’autre, car Eurysthée, à tous nos maux, a jugé bon d’ajouter cet outrage : dès qu’il apprend où nous avons trouvé refuge, il envoie ses hérauts nous réclamer ‘ et il obtient notre bannissement, faisant sonner qu’il vaut mieux avoir Argos pour alliée que pour ennemie. Toutes les cités grecques nous ont ainsi exclus. – Euripide

Ils ont traversé l’espace de la scène et de l’écran, de nos consciences, en nous faisant frissonner. Il faut bien le dire quelle émotion... Nous avons senti ce soir-là un esprit, un esprit de scène qui peu à peu se partageait : un souffle.

Quand je suis en Grèce, je ne peux faire autrement que croire à l’existence des dieux.... Les lieux sont habités par une présence secrète : la mer laisse deviner Poséidon, endormi ou en colère ; à Delphes, près de l’olivier, on entend le murmure saccadé de la Pythie, les feuilles dans les arbres dansent les mots indicibles...

Ce soir-là, les adolescents du collège Guy Flavien étaient habités par les enfants d’Héraclès, ballotés entre passé et présent, mémoire et devenir. Ils ont laissé entendre une voix d’aujourd’hui. Et même si certaines encore frêles pour porter les mots de Périclès ou de JP Vernant, la parole des poètes, Bauchau, Siméon, le corps ancré dans le sol, tel un arbre aux reflets bleus et aux racines dorées, nous avons été saisis par tant de beauté.

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