L’urgence du Verbe Temps III : par Philippe Lacadée

leçon par Philippe Lacadée

L’urgence du verbe est le temps III du tryptique que j’ai proposé pour le feuilleton préparatoire : Urgence de la poésie. Montrer comment notre pratique affine au travail du poète en mettant justement l’accent plus sur la résonance que sur le sens, est la réponse politique à la pratique de l’évaluation.

Lacan dans sa leçon du 10 Juin 1980, Le malentendu, situe l’empan de sa pratique dans le champ du verbe, en tant non pas qu’il est créateur mais justement qu’il est inconscient - soit malentendu. Une part du verbe ne se révélera jamais.

Je propose de situer le malentendu au cœur même de ce qui du Verbe prend le visage de l’insulte et se met à envahir la scène de nos institutions.

L’insulte, comme urgence première nécessité des inventions pour prendre soin du danger qu’elle fait courir au dialogue, puisqu’elle attaque la racine même de la langue, et croyant dire la vérité de l’autre, veut réduire l’autre à néant ou à un «  tu es cela ». Si Lacan dit de l’injure qu’elle s’avère être du dialogue « le premier mot comme le dernier »[1] , il nous invite à ouvrir la question de la possibilité du dialogue là où la violence qu’elle produit peut faire surgir le chaos.

Ainsi, la rage de L’homme aux rats, enfant, contre son père utilise-t-elle le motériel de lalangue : « Toi lampe, toi serviette, toi assiette,… » pour produire « la dimension d’injure d’où s’origine la métaphore. »[2] En quoi, nous dit Lacan, le père hésite à authentifier en son fils le crime ou le génie. Si l’injure vise le paradoxe fondamental de la langue à ne pouvoir dire le trou dans le réel créé par le langage, elle est aussi, la parole en acte, qui jouit de lalangue libre et déchaînée.

Pour le sujet qui l’énonce, qui est traversé par elle, elle peut-être une façon urgente de traiter le réel de l’Autre intrusif en jeu pour lui : que ce soit sur le mode de l’en-trop, l’insulte permettant de se séparer de cet en-trop de jouissance, ou sur le mode de l’en-moins lors de la rencontre d’un trou, ou d’un laisser-tomber. Ce trop ou ce trou embarrasse le sujet et l’insulte surgit dans l’urgence comme une réponse du réel. C’est donc avant tout le signe d’une rencontre avec le réel.

L’usage d’insulte qu’on peut faire du signifiant vise l’être de l’Autre au point de l’indicible, c’est-à-dire là où cet être excède les possibilités de la langue. « C’est une tentative pour dire la Chose même, pour la cerner comme objet a, et ainsi de saisir l’Autre, de l’isoler, de le transpercer dans son être-là, dans son dasein, dans la merde qu’il est. » [3]

On peut appliquer ceci à beaucoup de situations d’urgence subjective d’adolescents qui se trouvent en précarité symbolique, le plus souvent du fait de la forclusion du Nom-Du-Père, et se vivent comme êtres humiliés, incapables d’avoir « le secours d’un discours établi » qui leur offrirait une articulation possible, un point d’où attraper le sentiment d’exister pour un Autre. Souvent, « au lieu où l’objet indicible est rejeté dans le réel, un mot se fait entendre. »[4] Ce mot surgit dans l’urgence, à la place de ce qui n’a pas de nom, il ne suit pas l’intention du sujet, il se détache de lui sur le mode de la réplique. Pour ces adolescents, l’insulte s’entend comme venant du réel, comme venant à la place du signifiant du Nom-Du-Père. Ainsi, pour eux à la place, « c’est souvent un trou qui parle, et qui du coup a des effets sur le tout du signifiant. »[5] Comme le dit Lacan « un trou qui n’a pas besoin d’être ineffable pour être panique. » Et c’est d’ailleurs de là que surgit la situation urgente à traiter : soit la panique engendrée par le déchaînement du signifiant tout seul qui se met à injurier.

Schreber en témoigne. Il entend des insultes : « damné lapin » provenant des jeunes filles assises au bord du trou de la forclusion du Nom-du-Père. Il témoigne aussi avoir subi l’idée qui s’impose à lui « qu’il serait bon d’être une femme en train de subir l’accouplement » comme une insulte dégradante pour sa virilité, ravalant sa dignité. Mais au terme de son délire, il dit avoir « inscrit le culte de la féminité sur [ses] étendards ». De ce signifiant de « femme subissant l’accouplement », qui à l’orée de sa psychose était pour lui si insultant, il a fait le support de son identité.

Jean, lui, le vit comme ça, n’importe quel mot de la langue peut venir faire, dans le réel, insulte pour lui : on l’injurie tout le temps. Pour lui, c’est surtout le signifiant « bébé » qu’il entend dans certains mots quand on s’adresse à lui – il a la certitude de l’avoir tout le temps avec lui dans sa poche de lalangue. Alors, vivant cet énoncé, humiliant, dégradant, comme venant de l’Autre, il se sent agressé, et pour se défendre contre le réel menaçant de la voix, incluse dans le mot ou la parole de l’Autre, il se précipite dans la rage destructrice ou dans la profération de l’insulte qui lui prend la tête : « connard, salopard, etc.. » Dans sa réplique insultante, c’est plus son propre être qui est visé que la volonté d’agresser l’Autre. Ce qui est déterminant n’est pas forcément le mot que l’autre a prononcé mais l’usage de jouissance nocive qu’il en retire. C’est ce qui fait qu’il y tient car il se vit réellement comme bébé, handicapé et humilié.

«  La formule de l’insulte vient bien au moment où dans la défaillance de l’Autre, comme lieu des signifiants, émerge l’être du sujet comme a, et c’est alors que du fond de la langue surgit un signifiant qui vient épingler le moment de l’indicible. » [6]

L’épithète figé « bébé » que Jean entend, vise à dire ce qui est le propre d’un sujet, et c’est pourquoi la haine et la colère sont pour lui une des voies vers l’être. L’insulte est liée à un affect, elle surgit quand les mots pour dire font défaut, quand on étouffe de colère.

La colère monte au moment où surgit le a, soit l’être de l’Autre dans son abjection. L’affect surgit devant la marque du réel quand le signifiant n’arrive plus à résorber l’objet a. Les petites chevilles du signifiant n’arrivent plus à entrer dans les petits trous. Alors l’insulte, comme une flèche, prend le a comme cible supporté de l’Un-dit-cible.

L’insulte comme départ de la grande poésie, l’insulte c’est grandiose « Il y a un certain nombre de fonctions qui se produisent du fait que l’homme habite le langage et que […] le départ, n’est-ce pas, de la grande poésie, enfin […] ce rapport fondamental qui s’établit par le langage et qu’il ne faut tout de même pas méconnaître : c’est l’insulte."

L’insulte, c’est pas l’agressivité, l’insulte c’est tout autre chose, l’insulte c’est grandiose, c’est la base des rapports humains, n’est-ce pas… comme le disait Homère… » [7]

Une nuit, le Dieu inférieur Ahriman apparaît pour la première fois à Schreber, et l’insulte : « carogne ! » (Luder en allemand, que Lacan traduit par « douce pourriture », pour mettre en évidence la double connotation de féminisation et d’anéantissement, de déchet), qui selon Schreber est une « expression courante dans la langue fondamentale lorsqu’il s’agit de faire sentir la puissance et la colère divines à quelqu’un que Dieu veut anéantir ». Ce qui peut nous sembler surprenant de premier abord, c’est l’effet produit sur Schreber par ce mot : « Mais toutes les paroles [du Dieu] étaient authentiques. Aucune phrase apprise par cœur, comme ce fut le cas plus tard : seulement l’expression immédiate de sentiments véritables. C’est pourquoi essentiellement l’impression que j’en reçus ne fut pas la crainte mais l’admiration devant le grandiose et le sublime ; et c’est pourquoi malgré l’insulte contenue dans les mots, l’effet produit sur mes nerfs fut bienfaisant […] ». « […] je retirai dans l’ensemble une impression reposante et tombai enfin dans le sommeil »[8] .

Schreber signale à ce propos que les intrusions provocatrices des voix, par des énoncés récurrents, ou les insultes qu’elles profèrent, visent à empêcher tout sommeil. Pour contrer cette intrusion permanente des voix, qui le prive d’une des libertés les plus fondamentales de l’être humain, celle de pouvoir disposer de sa pensée, proférer lui-même des injures ou prendre à haute voix la parole lui apparaît comme un des seuls recours envisageable. « Je devrais pouvoir, moi aussi, défendre mon droit à disposer librement de ma propre tête contre les intrusions étrangères »[9] . Schreber précise cependant qu’il ne peut pas avoir recours sans arrêt à l’insulte ou à parler à voix haute.

Il met alors en place des petites solutions pragmatiques lui permettant de reposer sa pensée tout en pensant. Elles semblent répondre à deux exigences urgentes et contradictoires : reposer son esprit tout en n’omettant pas de signaler sa présence à Dieu. Il appelle ces pratiques des « formes de la pensée de ne penser à rien ».

Ainsi il subit souvent des injures dans le jardin, que Dieu fait surgir de la bouche des autres malades en promenade, alors qu’il est sur le point de s’assoupir. Dieu lui commande en urgence de prendre l’injure pour lui, et le met au défi d’y répondre. Schreber trouve par exemple comme recours de prendre un jeu d’échec avec lui, et d’y jouer seul : « tant que je joue aux échecs, la sérénité s’instaure à l’instant même, toutes proportions gardées »[10] . Ces perturbations cessent aussi lorsqu’il dialogue avec le directeur de l’asile. Une de ses trouvailles la plus efficace est de jouer du piano : « pendant que je joue du piano, le dégoisage insane des voix est couvert » ; « c’est l’une des formes la plus adéquate de la fameuse pensée qui ne pense à rien, […] « pensée musicale de ne penser à rien » [11] .

Chacun prend son statut des insultes qu’il reçoit

Lacan précise à Milan « Vous verrez que chacun prend son statut des insultes qu’il reçoit. Qu’est-ce que ça veut dire d’essayer de camoufler ça avec je ne sais quelle peinture, comme ça, rosâtre, appeler ça l’émotion. Non, les êtres humains vivent dans le langage, et le langage, c’est fait pour ça. » [12]

« L’injure annihilante est un point culminant, c’est un des pics de l’acte de la parole. La décomposition de la fonction du langage. » [13]

Jean souvent insulte et entre dans des crises de colère au cours desquelles il casse tout sur son passage. Il ne supporte pas la moindre attente ou frustration. Un jour de Conseil, en colère, il traite, Daniel l’instituteur de « pédé », qui lui répond « enchanté, Amédée Pédé », et lui tend la main pour le saluer. Jean paraît alors très surpris et rie, ce qui le décale de sa « visée » initiale. Tu es cela est plutôt dépréciatif, à charge pour celui à qui il paraît adressé, de faire de cette dépréciation même le principe d’une louange.

Une autre fois, dans des moments de corps à corps en miroir, Jean fait un doigt d’honneur à Daniel. Ce dernier regarde le plafond pour faire comme s’il croyait que le doigt désignait une direction, vers le haut, et non une insulte. Ce faisant Daniel permet que ressurgisse l’urgence nécessaire d’un malentendu , ce qui a un effet apaisant dans un moment où Jean se sentait visé par l’Autre et venait de le traiter de « salopard », du fait d’avoir entendu dans le réel « bébé ».

Devant cet exemple, Gilles le psychomotricien, propose à son tour à Jean une variété de modalité de réponse aux injures qu’il ne cesse de lui adresser.

Maintenant après avoir proféré une insulte, Jean attend avec jubilation que Gilles lui fasse une réponse, avec un mot ou une expression qui soit presque homophonique à la sienne : « Salaud/blaireau ; nique ta mère/ coléoptère ; Pue le caca/ Poil à tata ; Caca au lit/ chocolat au lait ; Caca partout/ Couloucoucou ; Te faire foutre à gauche à droite/ voiture plate ; Fourchette/Braguette ; Femme toute nue/ Même pas vue ; Femme Nichon/cornichon. »

C’est une opération qui au départ a été introduite par Daniel, reprise par Gilles et que maintenant Jean s’est approprié et qu’il initie plusieurs fois par jour, ainsi l’insulte commence à « faire champ » associant d’autres lieux et personnes.

Jean fait ainsi depuis un autre usage de l’insulte qui le traverse, usage qui concerne toujours un réel si on considère l’insistance avec laquelle il tient à répéter ce jeu.

Dans son texte La blasphémie et l’euphémie Benveniste montre bien comment le juron blasphématoire « Nom de Dieu », peut s’adoucir par l’euphémie, soit le terme innocent « nom d’une pipe », ou la création d’un hors-sens lorsque par exemple « je renie Dieu » devient « jarnibleu ! ». Ainsi dans notre pratique, faut-il veiller à ce que le trajet de la volonté de jouissance qui pourrait être inclus dans l’urgence de l’insulte, soit détourné de son but par un usage de la sonorité, ou par un traitement de l’urgence du Verbe.

Nous proposons de s’orienter dans un travail à plusieurs, du champ du malentendu pour traiter ce moment d’urgence, en se faisant le mal-entendre de l’injure. « Savoir ne pas savoir entendre » que l’on y serait visé. L’insulte est une provocation langagière, un appel , une urgence du verbe, à ce que la langue en dise plus face à l’objet indicible. Là où la métonymie de l’être semble être visé, version blasphémie, faire jouer l’opérateur d’une métaphore possible, version euphémie, tel est notre champ.

Depuis cette pratique du dialogue autour de l’insulte, Jean joue à nous « faire des blagues », à nous induire en erreur. Il dit « la voiture est en panne », puis s’apercevant qu’on le croit, il ajoute avec un grand sourire, « non, c’est une blague ».

Ces blagues lui servent maintenant à se raviser quand il demande quelque chose qui lui est refusé : il insiste, puis réalisant que c’est impossible, il se rétracte, en faisant passer sa demande initiale pour une blague, « c’est une blague », ajoutant parfois « t’as pas d’humour ».

Ce quelque chose d’un peu nouveau lui permet de « faire le jeu » devant un autre, généralement figure d’autorité : « Nicole », et « le directeur de la colonie ». Mais surtout ce jeu lui sert à trouver la paix, « à ne penser à rien, », au point de s’endormir lors de sa joute oratoire avec Gilles.

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