Les mots pas sans le corps

mode de parler

Publié le : 18 novembre 201634 mins de lecture

Jean-Paul, ce jeune garçon, né à Paris en 1905, nous a laissé un véritable document clinique, en écrivant dans son livre Les Mots. Il y raconte comment il déchiffra avec et à travers les mots qu’on lui fit entendre qu’il était plutôt « l’enfant du miracle » que l’enfant d’un père mort. « De là vient sans doute mon incroyable légèreté » écrit-il. Comment le sujet parle-t-il de son corps ? Comment le sujet se débrouille-t-il de son corps vivant ? Comment le sujet s’assure-t-il de son corps ? Ce sont autant de questions que la psychanalyse éclaire, même si, comme l’ont remarqué Freud et Lacan, elle y est souvent précédée par le poète ou l’artiste. Le corps du sujet que rencontre le psychanalyste n’est pas le corps vivant réel en tant que tel, mais celui que le sujet appréhende avec ses propres mots voire ses maux, affecté précise Lacan par des déclarations plus ou moins opportunes. Il s’agit du sujet impliqué dans son corps vivant, libidinalisé, celui dont il a la jouissance, du fait qu’il est un être parlant, dont le symptôme est toujours noué à un type de discours. Jacques-Alain Miller a su faire valoir les conséquences à tirer de la conception du symptôme dans l’enseignement de Lacan à partir de 1975. Le symptôme se trouve lesté d’une épaisseur de corps, dans la mesure où, le plus souvent, il prend place comme réponse à un événement de jouissance survenue au lieu du corps propre, du corps vivant. « Le symptôme comme événement de corps » est lié par un sujet à sa rencontre avec les mots de la langue du fait qu’il a un corps. On peut en déduire que pour tout sujet la rencontre des mots avec le corps fait événement. Mais l’on peut aussi en déduire comment, pour un sujet, la rencontre avec son corps peut se manifester comme un événement. C’est ce témoignage saisissant que nous pouvons lire dans Les mots de Jean-Paul Sartre.

L’événement, c’est ce qui arrive et qui a quelque importance pour l’homme du fait qu’il est un sujet pris ou pas dans un discours. En effet, comme parlêtre, le sujet est confronté du fait d’être pris et parasité par le langage à la nécessité logique de mettre en mots, d’identifier, voire de donner du sens à ce qui se manifeste de jouissance dans son corps. Par cette notion de parlêtre, Lacan indique que c’est l’ensemble du corps, qui est affecté pour un sujet dans sa rencontre avec le signifiant : « Le corps pour tout sujet est un corps libidinalisé où il se passe des choses imprévues, des choses qui lui échappent. Ces choses imprévues, c’est ce que nous appelons des évènements qui laissent des traces « dénaturantes, dysfonctionnelles pour le corps. » Ce qui singularise le corps de l’animal humain du petit « caniche d’avenir » (LM p 28) comme se désigne Jean-Paul, c’est ce qui s’est passé avec ce corps, les mots entendus, les mots dits par l’autre ont eu cette fonction logique d’être des évènements de discours qui ont laissé des traces, tout à fait précises qu’il nous détaille avec une logique saisissante.

L’instillation d’un mode de parler

Jean-Paul a très peu connu son père. Dès sa naissance, celui-ci tombe gravement malade. Il est alors placé en nourrice où il souffre d’une grave entérite, et passe à son tour très près de la mort. « La mort de mon père », survenue très vite dans sa toute petite enfance, dit-il, fut la « grande affaire de sa vie », elle rendit sa mère « à ses chaînes », c’est-à-dire ses parents et « donna à Jean-Paul la liberté » : « À la mort de mon père, Anne-Marie et moi, nous nous réveillâmes d’un cauchemar commun ; je guéris. Mais nous étions victimes d’un malentendu : elle retrouvait avec amour un fils qu’elle n’avait jamais quitté vraiment : je reprenais connaissance sur les genoux d’une étrangère » (LM p 17).

C’est sur les genoux de cette étrangère, cette mère qu’il appelle de son prénom, Anne-Marie, lors des soins corporels qu’elle lui donnait, que l’enfant prit la mesure, non pas tant de la structure du langage mais plutôt, comme le dit Lacan, de l’importance de la forme sous laquelle le langage intervient pour l’infans sous la forme de lalangue.

Sa mère lui répétait alors, cent fois par jour, non sans intention : « Karlémami nous attendent ; Karlémami seront contents, Karlémami … », évoquant, par l’intime union de ces quatre syllabes, l’accord parfait des personnes. « Je n’étais qu’à moitié dupe, note Jean-Paul, je m’arrangeais pour le paraître entièrement : d’abord à mes propres yeux. Le mot jetait son ombre sur la chose ; à travers Karlémami je pouvais maintenir l’unité sans faille de la famille et reverser sur la tête de Louise une bonne partie des mérites de Charles. » ( LM p 32-33)

Karlémami démontre bien que ce qui se transmet entre le sujet Jean-Paul et ses parents, est un mode de relation à la parole et au langage qui porte la marque de la façon dont sa mère l’avait accepté. Jean-Paul Sartre raconte très bien dans Les Mots comment son imprégnation de ce Karlémami, et comment il est venu lui-même, comme symptôme, répondre à cette vérité particulière de la conjonction familiale, en paraissant réaliser entièrement dans son l’objet noué à ce Karlémami. Enfin pas tout à fait entièrement car s’il précise n’en avoir été qu’à moitié dupe, il démontrera comment il réussira à s’en séparer, à se détacher de la valeur de jouissance qu’il commença par y trouver. C’est dans les traces que laisse lalangue –ici Karlémami– que va s’ancrer pour lui, au cours de son enfance sa façon de sustenter son corps et les fondements du symptôme.

Le corps comme malentendu

Ce qui se transmet, ce dont l’enfant hérite, c’est la façon dont la langue a été parlée et entendue dans sa particularité. Jean-Paul se dit lui-même « victime d’un malentendu » (LM 17) et on va voir comme le dit Lacan que c’est par là qu’il va attraper le statut de son corps en tant que réel, que vivant. « Le corps, dit Lacan, ne fait son apparition dans le réel que comme malentendu ». Soyons ici radicaux, précise Lacan : « Votre corps est le fruit d’une lignée dont une bonne part de vos malheurs tient à ce que déjà elle nageait dans le malentendu tant qu’elle pouvait. Elle nageait pour la simple raison qu’elle parlêtrait à qui mieux mieux. C’est ce qu’elle vous a transmis en vous donnant la vie, comme on dit. C’est de ça que vous héritez. Et c’est ce qui explique votre malaise dans votre peau ». Ce « mal dans sa peau » (LM p 91), c’est ce que Jean-Paul dit avoir hérité de sa mère, et de la façon dont, ce qui parlêtrait pour lui à qui mieux mieux, se trouva, condensé dans ce Karlémami. Le petit Jean-Paul est imprégné par le langage, et ce mot de lalangue porte la marque du mode sur lequel il a été désiré, non pas tant par sa mère, mais par ce Karlémami « Karlémami nous attendent, Karlémami sont contents de te voir ». Karl est le prénom alsacien de son grand-père ; mamie, c’est sa grand-mère Louise. Ce grand-père Karl fit tout pour que Jean-Paul oubliât son père. De ce père, personne ne le rendit curieux, et au lieu d’être son fils on l’amena à entendre qu’il était l’enfant de Karlémami « l’enfant du miracle » de lalangue ainsi offerte, cette langue où s’entend plus la valeur de jouissance que de communication. « Karlémami admirait en moi l’œuvre admirable de la terre pour se persuader que tout est bon, même notre fin miteuse ». Sa présence comble son grand-père : « En un mot, je me donne ; je me donne toujours et partout, je donne tout : il suffit que je pousse une porte pour avoir, moi aussi le sentiment de faire une apparition ». ( LM p 29) Ainsi, le corps de Jean-Paul était ainsi pris dans le discours de l’Autre, s’y trouvant habillé d’une image narcissique phallicisée qui ainsi le soutenait.

L’image de soi comme corps dans les mots de l’Autre

Donner tout à Karlémami illustre la façon dont le petit Jean-Paul s’est offert, a offert son corps, pour que Karlémami y saturent leur propre manque ; voilà où se spécifiait pour lui le désir de Karlémami : il se devait d’être leur trésor : « Je permets gentiment qu’on me mette mes souliers, des gouttes dans le nez, qu’on me brosse et qu’on me lave, qu’on m’habille et qu’on me déshabille, qu’on me bichonne et qu’on me bouchonne ; je ne connais rien de plus amusant que de jouer à être sage. » ( LM p 25) Un seul mandat : plaire. Comme c’est son grand-père qui les fait vivre, lui et sa mère, qu’il voit dès lors comme sa sœur, il décide de faire son bonheur, sa mère se dévouant elle-même à tout pour Karlémami. Il rend équivalent ce « tout pour Karlémami », à un paradis où s’oublier dans l’Autre. « On m’adore donc je suis adorable. Quoi de plus simple puisque le monde est bien fait ? On me dit que je suis beau, je le crois ». ( LM p 26)

Pourtant, il remarque une certaine boiterie de son être dans ce para-dit de lalangue : « Depuis quelque temps, je porte sur l’œil droit la taie qui me rendra borgne et louche mais rien n’y paraît encore ».( LM p 26)

Sa mère et Karlémami font tout pour qu’il oublie cette taie, cette marque du corps. Lorsque sa mère prend des photos, elle les retouche afin de gommer cette tâche. Elle lui laisse pousser les cheveux, bouclés et longs comme une fille, toujours pour cacher ce défaut. Le paradis est bien le lieu du malentendu, l’Autre s’efforce de gommer la différence sexuelle inscrite dans son corps. Mais il précise bien qu’il n’était qu’à moitié dupe, même s’il s’arrange pour le paraître entièrement. Le discours de Karlémami lui sert à façonner une certaine image de lui et de son corps pour supporter, le réel qui surgira le jour où le grand-père, excédé que sa fille fasse de son petit-fils une fille, l’emmènera pour lui faire couper les cheveux.

Jean-Paul décrit très bien comment, jusqu’à son entrée à l’école communale l’image de son corps, façonnée par Karlémami, le capte au point qu’ « il le corporéifie », dit Lacan, « tout pour la montre », dira Jean-Paul.

Des maximes du grand père à la séparation de la chair du plus cher Jean-Paul Sartre se reconnut dans les mots de son grand-père ce qu’il appelle ses maximes : « les chiens savent aimer eux, ils sont plus tendres que les hommes, plus fidèles, ils ont du tact, un instinct sans défaut qui leur permet de reconnaître le Bien, de distinguer les bons et les méchants. » ( LM p 28)

Ces maximes ont laissé sur lui des traces. Ses mots d’enfant, lui sont répétés ce qui le pousse à en faire d’autres. Mais il a aussi des mots d’homme et avoue savoir « tenir, sans y toucher, des propos au-dessus de son âge. » (LM p 28-29). Il se dit capable de rendre de vrais oracles, tel un « caniche d’avenir » qui prophétise, que chacun entend comme veut. Pour se tirer d’affaire, il dit avoir adopté « un comportement d’altruisme et [j’ai] revêtu le déguisement de l’enfance pour leur donner l’illusion d’avoir un fils. » LM p 29 On saisit très bien là comment son corps ne vient faire apparition dans le réel que comme un malentendu fondamental, ce dont il prendra la mesure plus tard, lors d’événements précis : celui de la rencontre de l’étrangeté de la langue lors de la lecture d’un livre par sa mère, celui de son inscription à l’école à 5 ans, et surtout celui de sa visite chez le coiffeur, et enfin lors de la rencontre d’un petit garçon de 7 ans, dans un restaurant.

Un moment de bascule décisif a lieu à son entrée à l’école communale, lorsqu’il réalise qu’il a un corps en entendant son grand-père dire à l’instituteur « Je vous confie ce que j’ai de plus cher ». ( LM p 69)

Quelque chose chute pour lui du plus cher, à la chair vivante qui se met à lui peser et à lui causer des tracas. « J’étais le premier, l’incomparable dans mon île aérienne, je tombais au dernier rang quand on me soumit aux règles communes ».( LM p 67)

Il réalise alors qu’il peut être la cause de disputes occasionnelles entre les trois membres de sa famille. L’unité sans faille maintenue jusque là à travers ce mot de Karlémami, se rompt au moment où l’enfant à l’école doit passer de lalangue à celle que l’on apprend à écrire à l’école. Jean-Paul dit avoir éprouvé un malaise dans sa peau dans le sens en réalisant « que mes parents usaient de ma divine enfance pour devenir ce qu’ils étaient. » ( LM p 75) Il se rend compte alors qu’il a « vécu dans le malaise », sa raison d’être « se dérobait ». ( LM p 75)

Il découvre le fait d’avoir honte de son être-là dans ce monde qui soudain lui échappe. « Je découvrais tout à coup que je comptais pour du beurre et j’avais honte de ma présence insolite dans ce monde en ordre ».( LM p 76)

La rencontre avec les mots d’un autre garçon

Il commence, dès lors à se plaindre de l’absence de son père : « Un père m’eut lesté de quelques obstinations durables ; faisant de ses humeurs mes principes, de son ignorance mon savoir, de ses rancœurs mon orgueil, de ses manies ma loi, il m’eut habité ; ce respectable locataire m’eût donné du respect pour moi-même. Sur le respect de mon père, j’eusse fondé mon droit de vivre ». ( LM p 76)

Faute de renseignements plus précis il interroge son existence. « Personne, à commencer par moi, ne savait ce que j’étais venu foutre sur terre ». C’est dans ce sentiment de désarroi qu’il rencontre au restaurant un petit garçon de 7 ans qui crie à la caissière : « quand mon père n’est pas là, c’est moi le maître ».( LM p 76)

Voilà un homme, se dit alors Jean-Paul, dans un éclair de lucidité se rendant compte qu’il n’est lié à rien. « À son âge, je n’étais maître de personne et rien ne m’appartenait ».( LM p 76) Il réalisa alors qu’il n’avait pas d’âme tout en disant : « c’eût été parfait si j’avais fait bon ménage avec mon corps ». Nous avons là un phénomène de vérité. Une fonction vitale se trouve ainsi soustraite à la somme supposée de l’organisme, qui s’appelle l’âme, nous dit Jacques-Alain Miller. C’est alors qu’apparaît un phénomène de jouissance : en effet Jean-Paul appréhende son corps comme étant le support et le lien d’un « se jouir », et de ce corps, il va se sentir coupable.

« De mon corps, ce compagnon gavé, j’ignorais la violence et les sauvages réclamations : il se faisait connaître par une suite de malaises douillets, très sollicités par les grandes personnes ». (LM p 77)

Sous le regard inquisiteur de Karlémami, « je me sentais devenir un objet, une fleur en pot. Pour conclure, on me fourrait au lit. Suffoqué par la chaleur, mitonnant sous les draps, je confondais mon corps et son malaise : des deux, je ne savais plus lequel était indésirable ». ( LM p 78)

Comme le précise Jean Paul il faut dire qu’il était « le bon sujet » pour que sur son être se condense la jouissance de Karlémami. « Je n’étais rien qu’une transparence ineffaçable. Vermine stupéfaite sans foi, ni loi, sans raison, ni fin, je m’évadais dans la comédie familiale, tournant, courant, volant d’imposture en imposture. Je fuyais mon corps injustifiable et ses veules confidences ». ( LM p 81)

Comment la petite merveille devint crapaud ou la séparation du mot Karlémami ?

Dès l’entrée à l’école communale à 5 ans, les affaires de Jean-Paul allèrent de mal en pis. Son grand-père s’agace de sa longue chevelure blonde et bouclée : « c’est un garçon, disait-il à ma mère, tu vas en faire une fille, je ne veux pas que mon petit-fils devienne une poule mouillée ! » Tandis que sa mère eut aimé qu’il fut une fille pour de vrai, « avec quel bonheur elle eut comblée de bienfaits sa triste enfance ressuscitée ».( LM p 89) Le ciel n’ayant pas exaucé le vœu de sa mère d’avoir eu une fille, ce qui peut-être l’aurait empêché d’avoir risqué la mort très tôt, elle s’en arrangeait ainsi : « j’aurais le sexe des anges, indéterminé mais féminin sur les bords. Tendre, elle m’apprit la tendresse, ma solitude fit le reste et m’écarta des jeux violents. » ( LM p 89)

C’est alors que le grand-père ne supportant la féminisation de son ange déclara : « nous allons faire une surprise à ta mère » il prit son petit-fils par la main prétextant une promenade, et l’amena se faire couper les cheveux. Au retour il y eut des cris, sa mère alla s’enfermer dans sa chambre pour pleurer. « On avait troqué sa fillette contre un garçonnet. Il y avait pis : tant qu’elles voltigeaient autour de mes oreilles, mes belles anglaises lui avaient permis de refuser l’évidence de ma laideur » (LM p 90) Le grand-père lui-même semblait stupéfait.

Du fait de la prise de son corps dans la signification phallique de son être qui avait jusqu’alors sustenté son existence comme « caniche de l’Autre », le jeune Jean-Paul était tout à fait à même de déchiffrer la trace produite sur son corps, ce qu’il appelle « la taie qui me rendra borgne et louche », et que sa mère, à son insu s’était vouée à cacher en le féminisant : l’enfant réalise soudain qu’au-delà du corps imaginaire qui le soutenait, il a un corps vivant sexué bien réel avec lequel il va devoir se débrouiller, sans le secours ou le recours du discours de l’Autre. Ce qu’il appelle « l’évidence de ma laideur, » lui saute aux yeux et vient occuper le devant de la scène : « Pour ma mère : elle lui avait confié sa petite merveille, il avait rendu un crapaud. C’était saper à la base ses futurs émerveillements ».( LM p 90)

De la « petite merveille » qu’il était pour Anne-Marie et Karlémami, Jean-Paul est passé à « je suis un monstre », mal dans sa peau. Quelque chose alors se sépare, et devant le grand-père, interdit, la grand-mère, mamie, décomplète lalangue avec une touche d’humour en disant simplement : « Karl n’est pas fier ; il fait le dos rond »(LM p 90) Cette phrase qu’elle prononce sépare dans la langue articulée Karl de Karlémami. La fierté de Jean Paul, qui se nouait, au moyen de son corps, à celle de son grand-père incluse dans ce mot Karlémami, se sépare d’une part d’une jouissance incluse dans lalangue entendue ; Jean-Paul en éprouve une inquiétante étrangeté, un désarroi, il se sent seul, sans Autre, il n’est plus « le caniche d’avenir » de Karlémami, mais bien le petit-fils de Karl. « Idolâtré par tous, débouté de chacun, j’étais un laissé pour compte et je n’avais à 7 ans, de secours qu’en moi qui n’existait pas encore… Je naquis pour combler le grand besoin que j’avais de moi-même ; je n’avais jusqu’alors connu que les vanités d’un chien de salon ; acculé à l’orgueil, je devins l’orgueilleux. Puisque personne ne me revendiquait sérieusement, j’élevais la prétention d’être indispensable à l’univers ». Il dit encore que de ce jour il prit en haine « les pâmoisons heureuses, l’abandon, ce corps trop caressé, trop bouchonné, je me trouvais en m’opposant, je me jetai dans l’orgueil et le sadisme, autrement dit dans la générosité » et trouva en réponse à ce corps qu’il s’était mis soudain à haïr, la solution « d’employer à d’autres fins les instruments dont je disposais ». ( LM p 97)

La rencontre de l’univers dans les livres

Pour Jean-Paul Sartre, la vie est dans les livres « J’ai commencé ma vie comme je la finirai sans doute au milieu des livres. »( LM p 37), c’est à leur mesure qu’il rencontre l’univers, (LM p 46) « assimilé, classé, étiqueté, pensé redoutable encore, il dit y avoir confondu le désordre de ses expériences livresques avec le cours hasardeux des événements réels. » C’est de là que lui vient « cet idéalisme dont il a mis trente ans à se défaire. »( LM p 95)

Le bureau de son grand père est devenu très tôt son lieu : il ne savait pas encore lire que déjà, il révérait, « ces pierres levées » sentant que « la prospérité de sa famille en dépendait. » Il s’ébattait dans « ce minuscule sanctuaire », entouré de monuments trapus, antiques » qui l’avaient vu naître et qui le verraient mourir. Cette permanence du livre lui « garantissait un avenir aussi calme que le passé. »( LM p 37)

Quand il était dans ce bureau, c’est surtout la façon dont son grand père se levait l’air absent, prenait un volume sans hésiter, allait se rasseoir et l’ouvrait d’un coup sec à la bonne page, qui retenait son attention et dessinait le point d’où il sentait qu’il lui fallait « rejoindre la vie, la folie dans les livres. »( LM p 47)

Il lui suffisait lui-même d’en ouvrir un, pour y redécouvrir « Cette pensée inhumaine, inquiète dont les pompes et les ténèbres passaient mon entendement, qui sautait d’une idée à l’autre, si vite que je lâchais prise, cent fois par page, et la laissais filer étourdi, perdu. »( LM p 47)

Vers 10 ans l’enfant se délectait à la lecture des Transatlantiques, passionné par les péripéties d’un petit américain dans lequel il se projetait, et aimant à travers lui la fillette Biddy. Jean-Paul dit avoir longtemps rêvé écrire un conte sur deux enfants perdus et discrètement incestueux, et avoue que l’on retrouve dans ses écrits les traces de ce fantasme. Ce qui l’avait séduit dans cette lecture, c’était le passage à l’acte en réponse à l’interdiction de faire l’amour, « j’assistais à des évènements que mon grand-père eut jugés invraisemblables et qui pourtant, avaient l’éclatante vérité des choses écrites » .

La cérémonie d’appropriation

Jean-Paul Sartre raconte la façon dont il s’est appropriée ce lien aux livres au travers d’un épisode d’enfance qui fut le premier déclic qui « l’arrache à moi-même ».

Un jour, sa mère lui propose de lire dans un livre de contes Les fées, l’histoire qu’elle avait l’habitude de lui raconter le matin en le débarbouillant. Il n’avait alors d’yeux et d’oreilles que pour cette très jeune femme dont la « voix troublée par la servitude »(p 41), lui faisait se plaire « à ses phrases inachevées, à ses mots toujours en retard, à sa brusque assurance, vivement défaite et qui se tournait en déroute pour disparaître dans un effilochement mélodieux et se recomposer après un silence. L’histoire, ça venait par-dessus le marché : c’était le lien de ses soliloques. Tout le temps qu’elle parlait nous étions seuls et clandestins, loin des hommes, des dieux et des prêtres, deux biches au bois, avec ces autres biches, les Fées ; je n’arrivais pas à croire qu’on eût composé tout un livre pour y faire figurer cet épisode de notre vie profane qui sentait le savon et l’eau de Cologne. » (LM p 41)

Le jour où Anne-Marie le fit asseoir en face d’elle pour lui lire ce livre, il entendait s’élever de son visage de statue une voix de plâtre, qui lui fit perdre la tête : « Qui racontait quoi ? et à qui ? Ma mère s’était absentée : pas un sourire, pas un signe de connivence, j’étais en exil. Et puis je ne reconnaissais pas son langage. Où prenait-elle cette assurance ? Au bout d’un instant j’avais compris : c’était le livre qui parlait. »( LM p 41)

Saisi par ce passage de lalangue –celle entendue au plus près de son corps, dans les mots de l’Autre maternel et qui ne valait que pour lui, – à la langue articulée telle qu’elle s’écrit dans les livres et qui vaut pour tous, il éprouve une peur face à cette langue nouvelle qui ne soucie pas de lui et se rend compte que ce discours ne lui était ni adressé ni destiné : « des phrases en sortaient qui me faisaient peur : c’était des vrais mille-pattes, elles grouillaient de syllabes et de lettres, étiraient leurs diphtongues, faisaient vibrer les doubles consonnes ; chantantes , nasales, coupées de pauses et de soupirs, riches en mots inconnus, elles s’enchantaient d’elles-mêmes et de leurs méandres sans se soucier de moi : quelquefois elles disparaissaient avant que j’eusse pu les comprendre, d’autres fois j’avais compris d’avance et elles continuaient de rouler noblement vers leur fin sans me faire grâce d’une virgule » (LM p 42)

L’histoire racontée par sa mère« s’était endimanchée, ce n’était plus la sienne, même si le récit en était le même, elle avait pris une sorte de majesté, mais surtout il lui semblait qu’on interrogeait un enfant, et que cet enfant « n’était pas tout à fait moi, et j’avais peur de répondre » et sa voix était faible et se perdait lorsqu’il répondit, et il se sentit « devenir un autre. »( LM p 42)

Sa propre mère, Anne-Marie, lisant cette histoire, était elle aussi devenue une autre, et il semblait à Jean-Paul « qu’il était l’enfant de toutes les mères, et que sa mère devenait la mère de tous les enfants. » Quand celle-ci cessa de lire, il lui reprit vivement le livres, l’emporta sous son bras, et sortit sans dire merci.

Ce fut le déclic qui l’arracha à sa mère : Maurice Bouchor, auteur de ces contes « sse penchait sur l’enfance avec la sollicitude universelle qu’ont les chefs de rayon pour clientes des grands magasins ; cela me flattait ». Aux récits improvisés de sa mère, Jean-Paul en vint dès lors à « préférer les récits préfabriqués ; je devins sensible à la succession rigoureuse des mots : à chaque lecture, ils revenaien , toujours les mêmes et dans le même ordre, je les attendais. »( LM p 43)

Dans les contes de sa mère, les mots vivaient comme des personnages au petit bonheur,. À la lecture, les mots se mirent à acquérir des destins et Jean-Paul dit alors se trouver comme « à la Messe : j’assistais à l’éternel retour des noms et des événements. »

L’enfant devint alors « jaloux de sa mère » et se résolut « à lui prendre son rôle. » Il se mit à faire semblant de savoir lire et, s’emparant des Tribulations d’un Chinois en Chine, il se cacha dans un débarras qui devint son lieu où il trouva sa formule : lire. On le surprit ou plutôt avoue-t-il il se fit surprendre dans cette cachette afin qu’on lui apprenne à lire, et fut tellement zélé dans son apprentissage qu’il alla jusqu’à se donner lui-même des leçons d’alphabet. « J’étais fou de joie ». On le laissa ensuite vagabonder dans la bibliothèque et il donna « l’assaut à la sagesse humaine. C’est ce qui m’a fait. » ( LM p 44)

Il se mit alors à la découverte des mots : « Ces mots durs et noirs, j’en ai connu le sens que dix ou quinze ans plus tard et, même aujourd’hui, ils gardent leur opacité : c’est l’humus de ma mémoire. »( LM 45)

Dans la rencontre avec les mots des livres, il dit avoir goûté « l’ambiguë volupté de comprendre sans comprendre : c’était l’épaisseur du monde ; le cœur humain dont mon grand père parlait volontiers en famille, je trouvais fade et creux partout sauf dans les livres. »( LM p 50)

« J’avais trouvé ma religion : rien ne me parut plus important qu’un livre. […] La bibliothèque, j’y voyais un temple ». C’est ainsi que se signa le destin de cet homme qui passa sa vie à écrire :« C’est mon habitude et pis c’est mon métier » dira-t-il, avouant avoir longtemps pris « sa plume pour son épée ».

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