Interview sur la culture générale : Catherine Henri, professeur au lycée Louis Armand à Paris Philippe Lacadée, psychiatre et psychanalyste. Membre de l’Ecole de la Cause freudienne. Joseph Rossetto , principal du collège Guy Flavien à Paris
1. Que signifie en quelques mots, pour vous, la notion de « culture générale » ?
C.H. — La culture générale ne m’apparaît pas comme un corpus de connaissances, encore moins comme un répertoire de réponses à des questions telles qu’elles pourraient être proposées dans un QCM lors d’un concours ; ce ne peut être un avoir, quelque chose qu’on posséderait, mais plutôt quelque chose qui a un rapport avec l’être, ou le savoir être : comment regarder (ce que nous apprend la peinture et le cinéma), comment vivre ensemble (ce que nous apprend la littérature et la musique ), comment communiquer, voyager, etc.. Le problème est évidemment l’articulation de cette culture avec ce qu’on apprend, ou n’apprend pas, à l’école. La musique, l’histoire des arts, le cinéma par exemple, ne font pas l’objet — ou alors à la marge, en passant — d’un enseignement au lycée. Par ailleurs, l’enseignement dans ces domaines n’est pas le même dans tous les pays. L’enseignement de la philosophie en lycée est une exception française, comme celle de l’histoire des arts une exception italienne ; et on sait que les pays totalitaires suppriment celui de la philosophie et de l’histoire. Cette variabilité est bien le signe que la culture générale a plus à voir avec une manière d’être, de vivre, une représentation du monde qu’avec une somme de savoirs constitués ou fragmentés.
J.R. — La culture c’est la civilisation, un patrimoine d’œuvres, de pensées, d’expériences qui se sont accumulés depuis la nuit des temps et qui tissent des liens entre les hommes et les femmes d’une communauté. Une trame faite d’expériences, des traces, des contributions. Ces signes d’humanité, dans lesquels nous pouvons puiser pour nos propres créations, pour nous construire un avenir, sont essentiels à la structuration symbolique de chacun. Mais plutôt qu’une culture générale - expression didactique et très scolaire - je parlerai plutôt d’une pluralité de cultures dont nous sommes chacun porteurs : nous sommes des métis culturels. Il y a une forme de polyphonie dans ce qui existe parce que vivre, c’est précisément être polyphonique. La nature de chacun de nous est d’avoir une culture sans laquelle nous serions incomplètement hommes, il faut préciser que toute culture est mobile, sinon elle serait morte. La tâche de l’école est de transmettre ces mille leçons d émerveillement que contiennent les cultures – ce qu’on appelle la culture générale. Ignorer les grandes œuvres qu’elles soient faites de mots, de musique où d’images, ce serait appauvrir le patrimoine de l’humanité, une sorte d’autodestruction en quelque sorte.
P.L. — La culture, par essence, est ce qui s’oppose à la nature et en ce sens elle n’est pas naturelle. On conçoit dés lors que pour l’enfant il est essentiel qu’elle puisse lui être présentée voire offerte par ceux qui s’occupent de lui. Sans le désir de l’Autre qui est là au plus proche du corps de l’enfant celui-ci ne pourrait pas loger ses questions essentielles sur la vie ou la mort dans le champ culturel de l’Autre. Les parents, les professeurs, les adultes sont donc responsables du monde de la culture qu’ils offrent à leurs enfants ; et ne perdons pas de vue que tout cela ne peut se faire sans le support du champ du langage et de la fonction de la parole. Cela commence par les livres d’enfants qu’on leur lit, lecture qui devient le support de leur imaginaire et de leurs imaginations, surtout en ce moment où c’est l’image virtuelle qui s’impose de plus en plus sans le support du monde symbolique. La notion de culture générale ne va pas sans la présence active et désirante auprès de l’enfant, qui lui permet ainsi l’accès à une fenêtre ouverte sur le monde d’où il peut mettre son existence en perspective. Il ne sent pas ainsi seul au monde, d’autres avant lui se sont confrontés aux mêmes questions.
2. Au vu de votre expérience des établissements réputés « difficiles », quelle idée les élèves, à supposer qu’ils en aient une, vous semblent-ils se faire de la culture générale ?
C.H. — Je ne suis pas sûre qu’il s’agisse d’une spécificité des élèves des établissements difficile, mais une grande majorité d’entre eux sont prisonniers d’un imaginaire télévisuel pauvre et répétitif, pris dans un papillonnement d’images et de mots qui ne sédimentent pas. Ils sont indifférents ou agressifs vis à vis de ce qui n’est pas leur culture commune, essentiellement celle qui est proposée par les médias. Ils rejettent souvent un savoir qui leur paraît difficile d’accès et anachronique. Ils ne vont au cinéma, par exemple, que pour voir les films qui viennent de sortir et un film en noir et blanc leur semble le comble du ringard. Comme ils lisent peu, ils lisent lentement ; et plus ils lisent lentement, plus la lecture leur devient insupportable. Mais on ne peut en rester à ce constat désespérant qui nourrit trop souvent la pire des condescendances sans chercher au moins à comprendre les raisons de cette situation. A l’évidence, ce qui a changé depuis quelques années a à voir avec un état de notre société : tout désir a été confisqué par la consommation et la prescription majoritaire est celle de la jouissance d’un pur présent. Or la culture générale est au moins partiellement ce qui nous relie à un passé, à une histoire, et n’est pas destinée à provoquer une jouissance immédiate.
JR. — S’inscrire dans une histoire, trouver un sens au monde et la conscience de sa présence, suppose que l’on s’intéresse à ce qui s’est passé avant nous et que l’on comprenne la pensée de ceux qui nous ont précédés. Pour beaucoup de jeunes à l’heure actuelle, bien qu’ils étudient l’histoire, la littérature et les sciences, la réalité ne commence qu’avec leur naissance. Tout ce qui précède est une sorte de magma informe, un domaine confus, un temps virtuel.
Que ce soit dans un établissement difficile ou moins difficile il est clair qu’aujourd’hui nous sommes une autre forme de mémoire, un trop plein de mémoire personnelle. Internet fait mémoire de tout, chacun veut sa part de mémoire à travers lui-même, à travers le numérique. Il y a quelques années Il y avait une organisation de la mémoire incarnée par les bibliothèques, les archives, les musées, les livres, tournée vers la raison, la connaissance du monde et des autres. Chez les jeunes, la mémoire est liée davantage à une émotion égocentrique. Il y a un plaisir à se regarder et le refus de regarder l’autre, de regarder l’avenir. Ils n’ont plus véritablement le sens du collectif.
P.L. — En ce moment de la délicate transition qu’est l’adolescence, certains élèves préfèrent prendre appui sur leurs sensations immédiates, sur ce qu’ils vivent directement, et l’école leur paraît trop contraignante , trop peu adaptée à ce qu’est à leurs yeux la vraie vie. Celle-ci est pour eux ailleurs, directement branchée sur leurs pulsions vives, ils veulent obtenir tout, tout de suite. Alors l’école qui leur propose de prendre du temps, qui leur offre un savoir qui leur paraît ne pas correspondre à ce qu’ils vivent, leur semble d’un autre temps. A quoi cela peut-il leur servir d’apprendre des auteurs qui ne sont plus de leur temps, d’apprendre des matières dont ils pensent qu’elles ne sont pas en phase avec leurs vies. De plus certains ont un rapport au langage qui les plongent dans une insécurité langagière. Leurs mots directement branchés sur leurs corps et leurs sensations ne sont plus dans le sens commun et ils se sentent humiliés, voire maltraités, quand on leur demande d’user du langage d’une autre façon.
3. Cela étant, l’acquisition d’une culture générale est-elle un projet formation intelligible et acceptable pour les générations lycéennes d’aujourd’hui ? Sous quelle forme et à quelles conditions pourrait-elle demeurer l’une des visées de l’enseignement scolaire ?
C.H. — Si la culture générale paraît inutile à beaucoup de lycéens, c’est aussi parce qu’aujourd’hui le savoir n’est plus une valeur dans notre société. Elle ne paraît utile, et encore, dans un sens très restreint, c’est-à-dire rentable, que pour les élèves qui visent les grandes écoles. Il me semble qu’aujourd’hui, l’école devrait permettre aux élèves au moins de s’interroger sur ce qui est proposé comme valeur (performance, réussite sociale…) et peut-être faire naître le désir de valeurs différentes. Mais faire naître un désir ne signifie évidemment pas l’imposer. Cela implique des pratiques transverses, des détours, peut-être des ruses. Il me semble qu’on peut s’appuyer sur deux désirs, bien qu’ils ne soient pas toujours conscients : d’abord celui de symbolique, c’est-à-dire de sens, de réflexivité sur le monde qui les entoure et dont ils ne peuvent justement se décoller. On peut jouer sur des allers et retours entre le passé et le présent, des rencontres, des rapprochements inattendus. Puis le désir d’imaginaire , c’est à dire à la fois de dépaysement et d’identification. Tout ce que peut évidemment leur apporter la littérature.
J.R. — Les programmes scolaires, littéraires, scientifiques, artistiques contiennent ce patrimoine riche et diversifié que j’évoquais tout à l’heure. Malheureusement la transmission plus particulièrement en collège s’est sclérosée dans la technicité, la méthodologie. Ce qu’on enseigne est un peu mortifère. Au collège puis au lycée, si les sciences n’éveillent pas vraiment la curiosité, ni la passion des adolescents, c’est aussi parce qu’elles sont enseignées dans un objectif de réussite qui est synonyme d’accès à la série S (en ce sens, la lettre s signifiant plus sélection que science). C’est la même chose en français où l’on demande par exemple de faire connaître aux élèves les structures du poème sans faire confiance à l’intelligence que l’enfant a d’un poème en prenant appui sur ses souvenirs, ses intuitions informulées, les analogies qu’il perçoit inconsciemment et qui mettent en jeu comme il le faut son existence. Les cultures et les langues vivent en nous, pour autant que chacun puisse se les approprier et soit donc en mesure de les re-créer. Je crois qu’on ne possède une connaissance à partir du moment où elle a été « digérée », c’est à dire transformée. Les formes d’enseignement doivent donc faire appel à l’imaginaire et à la créativité des enfants.
P.L. — Je crois nécessaire d’établir dans les établissements scolaires des lieux de conversations, des lieux de débat, que ce soit en classe ou dans l’établissement, qui devraient permettre à l’école de manifester ce qui la particularise, à savoir qu’elle est un lieu pour la vie de l’esprit de l’élève. Celui-ci devrait pouvoir se sentir transformé par ce qu’il vient d’apprendre, par le fait que la culture générale lui a permis de faire un pas supplémentaire. C’est pour cela que l’école ne doit pas lâcher sur le programme qu’elle offre ; ce programme, bien sûr, doit être vivant, mais doit impliquer le fait qu’il dépasse ce que l’élève attend. Il faut donc que celui-ci soit surpris, tout en saisissant qu’il peut apporter sa contribution ; d’où l’intérêt de créer des moments de conversations qui lui permettent de trouver à se loger dans ce qu’on lui apprend.
4. Y a-t-il un sens à soutenir la nécessité pour un « futur postier » d’avoir lu la Princesse de Clèves ?
C.H. — J’ai simplement envie de reprendre l’argumentaire proposé par les professeurs de l’Université Paris III pour justifier la lecture publique de La Princesse de Clèves devant le Panthéon : « Parce que nous désirons un monde possible où nous pourrions, aussi, parler de La Princesse de Clèves, de quelques autres textes, et pourquoi pas d’art et de cinéma avec nos concitoyens quelle que soit la fonction qu’ils exercent, Parce que nous sommes persuadés que la lecture d’un texte littéraire prépare à affronter le monde, professionnel ou personnel, Parce que nous croyons que sans la complexité, la réflexion et la culture, la démocratie est morte, Parce que nous croyons que l’Université est et doit être le lieu de la beauté et non de la performance , de la pensée et non de la rentabilité, de la rencontre avec la différence- culturelle ou historique, et non de la répétition du même (…) » Evidemment, il ne s’agit que d’une sorte de tract, et chaque argument mériterait une analyse. Cette œuvre est devenue à cause d’une phrase méprisante, le symbole d’un savoir tenu pour obsolète, et il y a toujours une sorte de raideur dans le symbole, c’est-à-dire un manque de subtilité, mais la réduction de ce livre en signe est aussi le signe d’un désespoir pour ceux qui aiment la littérature et la culture en général.
P.L. — Il n’y a pas pire qu’une lettre qui n’arrive pas à son destinataire : elle reste en souffrance surtout si le postier qui est un homme de lettres ne peut pas lire l’adresse sur l’enveloppe. L’enveloppe contient toujours un message et celui qui est professeur de lettres sait bien qu’il professe l’être, et que les lettres qu’il apprend à ses élèves sont des enveloppes qui permettent à beaucoup de loger une part de leur souffrance de l’être. Le professeur de lettres est donc le meilleur facteur de l’être qui soit.
5. Catherine Henri raconte dans son livre De Marivaux et du Loft comment ses élèves ont pensé immédiatement au Loft en découvrant la Dispute, alors qu’une de ses collègues n’avait pas fait le rapprochement. Les « cultures » télévisuelle, médiatique, informatique des élèves sont-elles un levier ou un obstacle pour l’acquisition d’une culture générale ?
C.H. — Certainement un obstacle pour beaucoup d’élèves. Les jeux vidéos amènent à des addictions souvent graves, et dévoreuses de temps. La télé-réalité formate les désirs : il ne s’agit que de conflits d’ego, de compétition et d’exclusion du plus faible, parfait modèle de notre société, comme si elle constituait une sorte d’initiation au monde. Les adolescents ne regardent pas souvent les séries télévisées les plus inventives. Et l’usage en continu et en même temps des séries regardées sur Internet, des conversations par MSN, des messages par SMS, finit par induire un brouillage d’images et de sons. L’articulation à l’autre ne se fait plus, paradoxalement, à cause de la multiplicité des moyens d’échanges.
Cependant on ne peut nier qu’Internet puisse être un levier dans l’acquisition d’une culture générale grâce à la facilitation des recherches qu’il permet. Internet élimine l’intermédiaire humain entre le savoir et l’élève (le professeur, le documentaliste…), ce qui peut être un bien ou un mal (c’est, au fond, le même clivage qu’entre catholiques et protestants autour du problème de la médiation !). Encore faut-il apprendre aux élèves à s’en servir avec discernement, et à se méfier de la fragmentation des savoirs et de l’absence de hiérarchisation qu’il favorise.
J.R. — On ne peut pas dire que les enfants aujourd’hui subissent beaucoup de frustration. La plupart ont accès au monde entier de leur chambre. Ils ont accès à tout, mais ne savent pas grand chose. On dirait qu’ils sont repus. On constate également une sorte d’anesthésie, de somnolence notamment provoquée par les écrans vidéos et par tous les appareils auxquels ils sont branchés. Ce qui frappe chez beaucoup d’entre eux, c’est qu’ils ne savent pas grand chose du monde qui les entoure ; ils n’ont pas vraiment d’opinions, à part quelques idées ultra-conventionnelles. Leurs connaissances restent très artificielles. Et lorsqu’on engage quelque chose de nouveau qui met réellement en jeu leur créativité, leur corps aussi, il est difficile de sortir des sentiers battus, de réinvestir ce qu’ils ont appris à l’école. Il faut du temps pour qu’ils parviennent à exprimer leurs qualités enfouies, mais souvent très impressionnantes.
P.L. — Freud disait que le comportement de l’élève dépend de ce qui s’est passé pour lui dans la chambre de l’enfant (nous étions en 1910), tout en précisant que ce n’était pas pour autant qu’il devait en être excusé. Il entendait par là faire saisir qu’une part du comportement de l’enfant dépend de la façon dont ses parents se sont ou non occupés de lui, et de la façon dont il a construit ses premiers objets d’amour et d’identifications. Mais aujourd’hui la chambre de l’enfant s’est transformée, le monde des objets inanimées et virtuels l’a envahie, ce qui fait que l’enfant n’est plus habitué à la présence d’un Autre qui lui parle et qui lui témoigne par sa présence un désir d’être là avec lui. Du coup il ne sait plus comment se situer quand un Autre lui demande quelque chose. Il s’est habitué à être en compagnie d’objets qui le consomment plus qu’il ne les consomment. Cela devient difficile pour lui la rencontre avec un adulte qui exige quelque chose de lui ; il ne sait plus y faire avec l’Autre désirant, et cela lui fait peur. Nous avons là la source de beaucoup de phobies scolaires ou de rejets de l’école.
6. Qu’est-ce que vous jugez le plus regrettable, à l’heure actuelle, dans les modes d’approche et d’enseignement de la littérature à l’école ?
C.H. — Il y a d’abord une relative rigidité des programmes qui privilégie l’étude des genres, des formes, des registres, des mouvements littéraires : les œuvres ne sont plus que des exempla. Mais il y a surtout la façon dont on est sommé de l’enseigner depuis quelques années, qui m’apparaît comme résultant d’une double dérive techniciste, malgré les meilleures intentions du monde. La première est l’usage excessif des outils des théoriciens de la langue et de la communication : énonciation, schéma argumentatif, focalisation, etc..., instruments dont je connais la valeur heuristique (j’ai été avec bonheur l’élève de Barthes et de Greimas), mais qui deviennent aujourd’hui, par une sorte de perversion, des objets d’étude en eux-mêmes : il ne s’agit plus d’étudier un texte, mais l’outil, quand ce n’est pas de masquer le texte par l’outil. Certaines notions, certainement bien utiles pour des universitaires, font barrage au sens plutôt qu’elles ne l’éclairent et défendent à peu près ce qu’il faudrait faire retrouver d’urgence aux élèves : le plaisir de la lecture. La deuxième est la déférence excessive au discours des didacticiens, qui imposent le cloisonnement d’étude par séquences, fondées sur des pré-requis, des compétences et des performances, dans un souci peut-être louable de pédagogie scientifique. Mais ce discours technique n’induit le plus souvent que normativité et conformisme, éliminant le hasard , et le désir . Le professeur de lettres devient prisonnier d’un imaginaire scientifique, comme si on pouvait enseigner en quelque sorte sous anesthésie, comme s’il s’agissait d’une sorte de greffe chirurgicale de prothèse. Dans cette double dérive techniciste , je crois voir une crise de l’institution qui pense répondre aux difficultés des élèves en transformant son message en scholastique, ce qui peut se révéler rassurant pour le professeur et les élèves, mais la scholastique est un système de langage qui verrouille les vraies questions. J’y vois aussi le déni du sujet, professeur comme élève. Nous travaillons sur des corpus de textes, avec des corpus d’outils et de méthodes : plus de corps, c’est-à-dire de désirs ou d’affects. Peut-on enseigner la littérature dans l’indifférence ?
J.R. — Alors, bien sûr, ne mettons pas la méthode avant l’objet d’étude, ne transformons pas l’expérience en méthode et ne nous enfermons pas dans des compétences étroitement disciplinaires. On observe aujourd’hui, à l’école, une conception purement mécanique, technique de l’apprentissage, de la leçon, de l’évaluation et de la note qui prétend ignorer d’où vient l’élève.
En Français par exemple, les textes nous font lever les yeux sur le monde. Au collège, les élèves apprennent notamment les points de la rhétorique, la différence entre métaphore et métonymie, tel ou tel « mécanisme » du poème, au risque de ne pas comprendre que la poésie est une nécessité, une façon de penser, de voir et d’être. L’essentiel est là : la littérature nous bouleverse, elle dit la polysémie du monde et nous communique des valeurs, elle donne un sens au monde, mieux que toutes les actions citoyennes que nous pouvons imaginer. Privilégier l’étude des méthodes plutôt que celle des textes est une grave erreur, c’est enseigner la sècheresse.
7. Selon certains, une lecture hâtive de Bourdieu aurait, directement ou indirectement, conduit des professeurs du secondaire à ne plus vouloir recourir à la culture des classes dominantes et, à remplacer par exemple, l’étude d’une tragédie de Corneille par celle d’une chanson de rap, moins discriminante et moins élitiste Qu’en pensez-vous ?
C.H. — Cette question invite à revenir sur la vieille querelle entre « pédagogues » et « républicains ». Cette polémique n’est sans doute pas dépassée, mais la plupart des professeurs qui travaillent avec le CIEN souhaitent s’en éloigner , ou plutôt ont le sentiment, peut-être la prétention, de se situer ailleurs. Etudier le rap avec les élèves est absurde : ils en savent là dessus bien plus que leurs professeurs. Pour moi, cela relève aussi de la complaisance. Etudier Corneille , si on le fait avec une sorte de condescendance, ou parce qu’il faut le faire, et « passer en force », quelles que soient les résistances, me paraît tout aussi problématique. Dans les deux cas, on n’est pas loin du mépris des élèves. Personnellement, je ne pense pas qu’il faille céder sur la nécessité de la transmission des œuvres fondatrices. Ce serait pour moi le pire des abandons, accepter de les laisser s’aliéner sans recours possible à la tyrannie des valeurs essentiellement marchandes qu’on leur propose. Mais cette transmission relève aujourd’hui du pari, du défi ; cela suppose une grande inventivité, sans doute un savoir faire nouveau et un investissement personnel de la part des professeurs, et aussi une capacité à écouter les difficultés des élèves (alors qu’il est plus simple de les nier ou de faire semblant de ne pas les voir) et à expliquer sa pratique.
J.R. — « L’étude d’une tragédie de Corneille par celle d’une chanson de rap ! » Ce sont des faits qui restent absolument marginaux. Les professeurs qui ont lu Bourdieu, il y en a très peu. Contrairement à ce qui est parfois affirmé, l’organisation et les méthodes d’enseignement ont peu évolué, voire restent inchangées depuis des décennies. On enseigne toujours de la même façon et d’une manière de plus en plus traditionnelle, toujours en mettant l’accent sur les échecs plutôt que sur les projets. Nous ne sommes pas dans un pédagogisme effréné, loin de là, mais dans un système particulièrement cassant, comparé à ceux des autres écoles du monde. C’est le système d’une culture conventionnelle de l’excellence qui encense un petit nombre et enfonce les autres. Le système éducatif français n’a pas évolué, c’est ce qui le rend inopérant. C’est la raison pour laquelle le niveau d’exigence a baissé.
8. Des pratiques interdisciplinaires vous paraissent-elles être de nature à faciliter l’intégration des savoirs dans une « culture générale » ? Sur quoi faudrait-il mettre l’accent selon vous ?
J.R. — Au collège le temps scolaire est mécanique, régulier et rigide. Il rend étanches les cloisons disciplinaires qui morcellent à l’excès les connaissances et ne favorise pas l’aptitude des élèves à contextualiser les apprentissages hors des exercices demandés, dans une culture générale. Tout est réglé à l’avance. Il n’existe aucun espace de projets, d’initiatives, de responsabilité, d’autonomie pour les enfants. Le collège est une période où les élèves changent énormément. Ils quittent l’enfance pour aller vers des territoires inconnus, à la découverte de sensations nouvelles, corporelles et affectives. Dans le même temps, ils n’abandonnent pas cette part d’enfance, heureusement, mais ils se situent dans un entre deux. Ils ne savent qu’en faire et oscillent, hésitent, avancent et reculent dans la recherche d’eux-mêmes. L’expression de nouvelles sensations doit passer aussi par une découverte de la langue, de sa sensualité, de ses pouvoirs, par la rencontre d’autres cultures, par le désir de faire par soi-même, par le besoin d’apporter son invention dans les apprentissages, par la créativité, par l’accès à l’autonomie. Prendre en compte le potentiel des enfants, non seulement dans l’écrit, mais aussi à travers leur corps pour qu’ils vivent de véritables expériences dans les cultures que l’on transmet, c’est déjà une forme de révolution dans un système resté fermé.
Intervenants • Catherine Henri . Professeur au lycée Louis Armand à Paris. A publié : De Marivaux et du loft ( P.O.L., 2003 et Folio) Un Professeur sentimental ( P.O.L., 2005) Libres cours ( P.O.L., 2010) • Philippe Lacadée. Psychiatre et psychanalyste. Exerce à Bordeaux. Membre de l’Ecole de la Cause freudienne. A publié : Le Malentendu de l’enfant (Payot Lausanne , 2003) et Nouvelle édition revue et augmentée chez Editions Michèle Juin 2O1O L’Eveil et l’exil (Cécile Defaut, 2007) Robert Walser, le promeneur ironique (Cécile Defaut , 2009) • Joseph Rossetto . Principal du collège Guy Flavien à Paris. A publié : Projet culturel en lycée professionnel ( CRDP de Créteil , 1998) Une école pour les enfants de Seine-Saint-Denis (L’harmattan , 2004) Jusqu’aux rives du monde ( Striana éditions, 2007)
Philippe Lacadée, psychiatre et psychanalyste. Membre de l’Ecole de la Cause freudienne. Joseph Rossetto , principal du collège Guy Flavien à Paris.