Edito Mai 2009 : Récit d’une inspection

Le projet d’établissement s’est construit au collège Pierre Sémard de Bobigny, de 1999 à 2008 durant 10 années de recherches, de questionnements, d’expériences. Ce travail a donné des résultats significatifs aux épreuves écrites du brevet des collèges, notamment pour les classes de Céline Baliki, professeur de lettres : ses élèves obtiennent chaque année en moyenne jusqu’à trois points de plus que certaines classes qui ne travaillent pas en projet. Céline Baliki a été à l’initiative de nombreux projets  Avec les mots, la voix et le corps  que nous trouvons sur ce site, mettant en lien l’écriture poétique ou l’écriture de fictions avec la danse contemporaine, le théâtre, le cinéma et le voyage.

Une inspectrice de lettres s’est engagée à mettre fin à l’expérience pour que ce collège entre enfin dans la voie de la normalisation. Elle est venue inspecter Céline Baliki mardi 10 mars.

Récit

Ode à la singularité

Le cours

Ce matin-là, nous commençons à étudier Le bruit des os qui craquent de Suzanne Lebeau : texte de théâtre engagé qui dénonce l’exploitation des enfants dans les guerres, ceux qu’on appelle les enfants soldats.

Pour aborder ce texte aux multiples voix, je décide de faire travailler les élèves en groupes de recherche autour de 5 portes d’entrée : -  une entrée actualité avec des textes écrits par des journalistes, des campagnes de sensibilisation humanitaire, la déclaration des droits de l’enfant… -  une lettre de l’auteure adressée à une compagnie de théâtre expliquant l’origine de son projet d’écriture et des Mots de l’auteure figurant à la fin de la pièce -  les mises en exergues et les dédicaces dont une à Primo Lévi : les élèves sont en train de lire Si c’est un homme -  les didascalies présentant les personnages, les lieux de l’action et les niveaux de parole, la table des matières et la composition de la pièce -  la première scène du texte et la scène 3 pour un travail de lecture et des propositions de mise en scène Un petit dossier est donc donné à chaque groupe avec les textes, des images pour certains et des questions. Environ 25 minutes sont consacrées à la lecture et à l’étude des documents avant que chaque groupe ne présente à l’oral les fruits de leurs recherches. Chaque entrée étant complémentaire peut nourrir les dossiers de chacun. Ceux qui écoutent prennent des notes et peuvent donc compléter leurs propositions. Le temps est un peu serré sur une heure et nous poursuivrons le travail le lendemain. Tous les groupes sont passés à l’oral sauf un. Sonnerie. Fin du cours.

L’entretien

Un entretien avec Mme l’Inspectrice s’ensuit. Dès le début, je sens une tension. Je n’ai pas les mots pour définir ce qui se passe, mais flotte un certain malaise. Pas de question sur le cours qui vient de se dérouler, pas de remarque sur la manière dont s’est organisée la séance, sur les objectifs… Elle a un classeur sous les yeux qui semble la déranger. Elle n’en comprend pas l’organisation. Il est vrai que les différentes parties s’appellent : Petites promenades dans les terres de la langue française pour l’étude des extraits de texte, Tour du monde, tour du livre pour les œuvres intégrales, Retours pour les révisions, Mots nouveaux, horizons nouveaux pour le vocabulaire… Je lui explique donc le choix de ces mots : la littérature comme voyage au travers des textes et de la langue… La réponse tombe comme un couperet :  Vous complexifiez avec ce langage, vous comprenez, moi je suis dans l’universel et quand je regarde votre classeur, je suis face à une singularité.  Silence. Tant à dire mais ce n’est ni le lieu, ni le moment. Ni la personne, malheureusement. Garder son sang froid.

Il y a 4 ans, lors de ma dernière inspection, l’inspectrice de l’époque avait parlé de cette organisation en termes très élogieux devant l’ensemble des enseignants. J’ai donc poursuivi mon travail de réflexion quant à l’organisation du classeur des élèves.

Silence lourd, plombé. Je dis :  vous savez, les élèves comprennent…  Pour qui les prend-elle ces élèves dont elle parle en des termes si condescendants ? Dans ma tête, je suis partie, loin, ailleurs…

Elle continue de parler. Elle ne voit pas comment je traite l’argumentation, ce que les élèves doivent savoir maîtriser à la sortie du collège. A nouveau, j’explique : non il n’y a pas de cours avec les connecteurs logiques mais il y a des textes forts qui suscitent en eux-mêmes la prise de position, le conflit… L’argumentation est d’abord une histoire de pensée. Nous travaillons à partir de débats qui se passent à l’oral puis les élèves rédigent des paragraphes argumentatifs dans lesquels ils utilisent des mots qui vont structurer leur écrit. Ils vont utiliser l’expression de la cause et de la conséquence. Comme fondement de ce travail, le texte : quelles questions posent le texte ? Comment chacun se positionne-t-il ? Et puis les devoirs donnent lieu à l’écriture d’une argumentation qui se nourrit du cours mais aussi de références, citations du texte étudié. Et puis, il y a aussi les conclusions des leçons….

Puis la parole s’oriente autour des projets. Je sens un piège. Alors méfiante, j’en dis le moins possible car je sens qu’elle sait des choses de moi. Comment ? Par qui ? Dans quelles intentions ? Et moi aussi je sais : elle dirige un groupe de réflexion maitrise de la langue qui ne cesse d’être en querelle avec ce qu’on appelle l’ouverture culturelle. Querelle des anciens et des modernes. Cependant un inspecteur aujourd’hui à la retraite faisait partie de ce groupe d’écriture lecture oralité qui met en œuvre des projets en partenariat avec des artistes et soutenait ce travail. Rien n’est irrémédiable. Oui projets : je travaille sur des itinéraires de découvertes autour de projets artistiques et culturels et j’ai aussi la chance de bénéficier du seul atelier de pratique artistique en écriture dans l’académie de Créteil. Et puis un atelier lecture et un atelier théâtre….  Pas de projet sur le temps scolaire  , dira-t-elle à une autre enseignante très engagée.

La faille se creuse. Un gouffre. Silence. Je sors de cet entretien sans vraiment comprendre où Mme l’Inspectrice veut en venir. Je ne sais que penser mais la lumière se fait lors de la réunion qui a lieu l’après midi avec tous les professeurs de français et en présence du chef d’établissement.

La réunion

Réunion on ne peut plus scolaire et infantilisante : l’Inspectrice nous interroge, affalée sur sa chaise dans une attitude apparemment très décontractée mais en fait très calculée. Un élève n’oserait se tenir de cette façon… Question philosophique :  Pourquoi vous levez-vous le matin ?  Une enseignante répond qu’elle se lève pour le socle. Un petit discours s’engage donc sur le socle. La nouveauté du socle, selon Madame l’Inspectrice, est d’inscrire les apprentissages dans une continuité. Ainsi  les élèves qui arrivent au collège ne savent pas tout  . Merci madame l’Inspectrice, merci le socle. Les enseignants du collège ont donc une raison de travailler, nous sommes utiles. Puis madame l’Inspectrice nous parle de l’importance de la lecture. Non, le théâtre n’est pas un moyen de retisser du lien entre les élèves qui sont en difficulté et le texte. Enfin, c’est un moyen parmi d’autres. Les autres, nous n’en saurons pas plus. Puis nous en venons aux objectifs d’écriture : en 6ème, les élèves doivent écrire un texte narratif simple. C’est en 5ème qu’ils pourront faire parler les personnages dans leur récit…Intéressant cette façon de construire des personnages qui ne peuvent pas parler avant d’avoir atteint leur âge de maturité…

Après les poncifs sur le rôle et les missions des enseignants, l’inspectrice révèle des intentions peu claires à travers un discours plus subversif qui n’a aucune raison d’être en cette réunion. Au lieu de s’adresser directement à moi qui suis présente et toute ouïe, j’entends :  dans ce collège, je n’ai jamais vu ça ailleurs, il y a un professeur qui suit ses classes pendant 4 ans.  Coucou, c’est moi ! Du coup, un professeur renchérit :  c’est vrai, moi je les suis pendant 2 ans après je regrette de les laisser mais c’est mieux parce qu’après il y a de l’affectif… 

Pas de question sur le pourquoi madame Baliki suivez-vous vos classes sur 4 ans ? Juste un jugement empli de certitudes comme quoi cela pose problème car les élèves ne sont confrontés qu’à une seule manière de travailler… Vrai si l’on est enfermé dans une méthode de travail, mais quand on est ouvert et en recherches, en mouvement, les méthodes changent, évoluent et les élèves de collège ont une dizaine de disciplines, donc de professeurs… Les projets que je mène autour de la danse, de l’écriture, du théâtre, les nombreuses sorties au spectacles, les voyages en lien avec les recherches en Grèce, Italie se renouvellent chaque année.

Silence étonné. Tant à dire. Cela va vite dans ma tête. Un tourbillon de pensées. D’abord, il est clair que la transmission, terme jamais évoqué, passe par l’affect. Et cela est difficile à reconnaître par le milieu enseignant qui culpabilise avec ce qui est de l’ordre du lien, de la présence de l’autre, du désir…Je reste dans mon silence.

Mon enseignement est fondé sur un projet pédagogique qui s’inscrit sur les 4 années de collège. Tisser du lien avec les parents est aussi essentiel : construire une relation de confiance avec eux pour que l’école leur soit aussi un lieu de rencontre, de discussions . Au cœur des apprentissages, des expériences artistiques et culturelles qui se construisent pas à pas, année après année pour que les élèves s’épanouissent, deviennent autonomes et réussissent. D’ailleurs les résultats aux épreuves du brevet montrent que ces classes réussissent mieux que les autres.

Les mots reprennent de plus belle. Cette fois-ci, il s’agit d’attaquer le projet d’établissement du collège écrit par certains professeurs présents à la réunion et par l’ancien chef d’établissement. Ce projet est connu et reconnu aux yeux de tous au sein de l’institution. L’inspectrice le qualifie de  verbiage . Le chef d’établissement dit :  je n’y comprends rien, un projet d’établissement, cela fait 6 pages maximum et il y a des chiffres, là il y a plus de 80 pages  . Ces attaques visent des personnes, certaines sont là, d’autres non. Quel courage et surtout quelle éthique de la parole !

Mon silence se fendille. Je parle. Le projet d’établissement s’est construit à partir de diagnostics, d’évaluations des élèves, de leurs résultats. Des projets se sont mis en place pour remédier à ces difficultés, à ces manquements et à cet échec que génère l’école. Nous avons voulu redonner du sens aux apprentissages et les enseignants ont fait des propositions pour expérimenter…

Finalement, Madame l’Inspectrice avoue qu’elle n’a pas lu le projet. Je lui dis alors :  lisez-le, on en parlera après  . Après avoir passé tant de temps à nous parler de la lecture, il est sûr que cela me laisse songeuse.

Le chef d’établissement en accord avec l’inspectrice énonce :  Il n’y a pas de plus value dans ce collège.  Une enseignante lève les yeux. Nous nous regardons. Jamais nous ne parlions des élèves en ces termes. Nous demandons quelques explications. L’inspectrice de prendre la parole : les élèves n’en savent pas plus en sortant du collège qu’à leur entrée en sixième. Comment peuvent-ils mesurer, évaluer ? Quand on suit ses classes sur plusieurs années, on voit bien justement ce qui se passe au niveau de la progression des enfants, de leur évolution. Et il est vrai que l’on ne peut pas tenir de tels propos pour les classes à projet.

Pour terminer en beauté quand même, je parle de l’importance de la culture à l’école. Celle-ci me rétorque :  Si vous parlez de la culture, ouvrez une école privée !