Bibliothèque (é)mouvante : VI. Journal de travail sur « Exil »

Publié le : 22 mai 201721 mins de lecture

1er avril

Sixième séance avec Jean Camille .

Quatre élèves malades, dont Mélina et Adam, qui n’est presque jamais venu.

Cinq élèves demandent à quitter le projet, sans explication ( Cécile, Chloé, Kahina)…. Je ne sais plus quoi penser et suis à deux doigts de renoncer. Est-ce la conséquence du conseil de classe qui a été pour une majorité d’entre eux très décevant par rapport à leurs attentes ? Ne demandent-ils pas un travail plus stéréotypé, plus conforme au programme ? Est-ce que je ne désire pas à leur place ? Pourtant je suis sûre que ce projet donnera à certains ce qui leur manque, ce que personne ne leur a donné, ou ce qu’ils ne peuvent que trouver désormais en eux-mêmes : l’estime de soi.

Jean Camille, pendant dix bonnes minutes, leur explique un certain nombre de choses sur ce que nous faisons et pourquoi ils doivent essayer de réfléchir avant de prendre une décision définitive : que cela engage leur rapport à l’autre , et qu’ils peuvent sortir un peu d’eux-mêmes ; que toutes les classes n’ont pas leur chance, et qu’ils peuvent réussir là quelque chose d’unique dont ils seront fiers longtemps parce que c’est difficile.

Il fait passer de nouveau chacun mais ajoute cette fois des déplacements, explique où sera la caméra, quel sera le décor, le cadrage. Cet apport, la présence virtuelle de la caméra, l’indication des costumes ( vêtements noirs et/ ou blancs pour éviter une dispersion visuelle et garder une sorte de cohérence esthétique) semble les remotiver. A la fin de l’heure , Chloé et Cécile ne parlent plus de se retirer. Quelques filles ( Bintou, Eden…) demandent s’il y aura une maquilleuse, et comment elles doivent se coiffer, avec un innocent narcissisme…

On règle la fin, les groupes de chœurs et la répétition pour  J’habiterai mon nom . Eden a écrit une petite phrase de violon qu’elle promet de nous faire entendre la prochaine fois.

Quelques uns quitteront sans doute le bateau. Kahina, si mal à l’aise dans son corps que la possibilité d’être filmée doit affoler. Comment la convaincre de ne pas penser à ce corps qui l’encombre ? Je suis sûre que ses deux ans de déscolarisation ont quelque chose à voir avec cela, c’est-à-dire avec la violence des mots qui ont dû lui être adressés. Comment la persuader de continuer ? De quel droit la forcer ? Si on filmait seulement son regard ?Mais n’est-ce pas insister par défaut sur ce qui la blesse ?

Six me rendent leur travail d’écriture de nouveau refait.

Makoya : Celui qui détient les secrets des feuilles de cassia et de l’écorce du baobab et sait les maladies qu’elles peuvent soigner. Celle qui manœuvre sans fin les pédales de sa machine avant les fêtes de l’agneau et de la lune, qui confectionne des boubous brodés de fils d’or pour les enfants du village.

Samedi 10 avril

Je croise par hasard Adam et son père venus voir Isa. Adam est tendu, son père inquiet et préoccupé de ses absences prolongées et d’un début possible de refus scolaire. Nous parlons longuement. Adam confie un peu son sentiment de mal être dans la classe. Je lui objecte que quand il a manifesté son désir de quitter l’aventure, au moins cinq ou six filles lui ont demandé de rester, avec insistance . J’évoque, un peu au hasard, le comédien polonais Andrjev Seweryn, son arrivée en France, son premier succès dans Don Juan. Son visage et celui de son père s’éclairent un peu . Je ne suis pas très fière de ce que je considère après coup comme une petite manipulation. Lorsque je rentre, j’apprends la nouvelle de l’accident d’avion et le deuil polonais.

Lundi 12 avril

Flottement dû à une sortie au Louvre ; quelques élèves sont revenus ( une dizaine) ; d’autres sont rentrés chez eux, croyant les cours de l’après midi annulés. C’est l’occasion de retravailler les textes . Sami semble d’abord ennuyé des corrections que je lui propose ( j’ai surtout supprimé et densifié à partir de ce qu’il a écrit en barrant le stéréotype) , mais il recopie finalement son texte corrigé et décide de l’apprendre ; l’image du soldat dans la forêt autour de laquelle il a construit son personnage le trouble . Son visage toujours un peu inexpressif ,  lèvre supérieure rigide , disent les Anglais, s’anime d’émotions mêlées.

Je reprends avec les élèves présents le travail de Jean Camille. J’explique rapidement en quoi consiste le travail de Stanislavsky, puis de l’Actor’s Studio. Mélissa comprend immédiatement, et pose la question des larmes des acteurs, feintes ou vraies. ( Souvenir d’avoir voulu, autrefois, écrire une histoire des larmes dans le littérature).

La plongée dans une émotion personnelle (un rêve un peu langoureux) permet à Elodie d’habiter son passage de façon spectaculaire : elle parle beaucoup moins vite , s’attarde sur certains mots.

Walid à qui j’ai demandé de penser avec fierté à son personnage et de lever le menton donne immédiatement une image plus intense de son passage.Sami comprend enfin un peu la situation quand je lui demande ce que serait pour lui  son œuvre nouvelle  :  la peinture , dit-il . Donc il s’enferme pour travailler à un tableau. La fin du passage est immédiatement réussie :  sa mère  et la  vieille servante  arrivent doucement pour ne pas le déranger, il ralentit , parle bas. Il a un peu plus de mal avec le début , l’  animation de l’être  , mais finit par la trouver, avec une diction nette , forte, articulée et un peu hachée, volontaire, incisive .

Bintou en revanche n’arrive pas à trouver une situation de dégoût. Mais Makoya ne cesse de progresser, pense moins aux failles possibles de sa mémoire, donne une sorte de musique personnelle .

Jeudi 15 avril

Septième séance avec Jean Camille.

Toujours des absents Adam n’est pas venu au lycée depuis samedi ; Robin et Kahina depuis plus de quinze jours. Raphaël et Chany demandent comme je m’y attendais à ne pas participer au projet. Je leur donne donc, comme j’en avais décidé avec eux, un travail à faire au CDI.

La séance , qui ne concerne donc désormais plus que les élèves qui le désirent, est du coup plus joyeuse, et surtout moins angoissante pour moi.

Jean Camille commence par leur faire travailler les textes qu’ils ont écrits. Quatre textes sont prêts . Outre celui de Makoya, ceux de

Bintou :  Celui qui avait les épaules larges et les mains tendues, qui avait la voix pour répondre à mes questions et savait dans mes faiblesses m’indiquer le nord et le sud. Et sa fierté est l’aiguille sur ma boussole .

Sami :  Celui qui a perdu un doigt sur un champ de bataille , qui a vu que la vie peut être courte en voyant ses camarades tomber, qui savait ne jamais se perdre dans la forêt , et courir vite, et le nombre de balles qui lui restait.

Jean Camille trouve un mot pour chacun ( un beau texte ,  une belle image ) , sans s’appesantir, qui les récompense et les gratifie avec légèreté. Eden a apporté son violon. Elle débute mais elle a composé et écrit une phrase très simple dont j’aime seulement la deuxième partie, descendante et mélancolique.

Jean Camille fait quelques essais pour redistribuer le rôle de Kahina , qui pourrait à la rigueur être lu. Mais Mélina se propose de l’apprendre. Il redistribue aussi celui de Raphaël. Raoul a beaucoup de mal et débite son passage, comme s’il avait peur de le perdre.  Pense qu’on a une heure pour entendre ta phrase . Sa diction manque de clarté, mais comme son morceau est assez hermétique, cela n’a sans doute pas beaucoup d’importance … Pour les deux ou trois autres passages qui disparaîtront , la structure du texte permet de s’en passer.

Chacun trouve sa posture , même si le chœur des filles a la fin reste un peu rigide.

La peur de laisser apparaître ses émotions est encore là, mais elles commencent parfois à affleurer sur le visage, dans la voix.

Lundi 3 mai

Dernier atelier d’écriture.

Mélina  Celui qui construit de ses grandes mains rouges et crevassées une maison de pierre pour ses dix filles et deux garçons. Celui qui prend pour festin deux olives sèches et jaunâtres ramassées la veille.

Très légères modifications sur le texte de Mélissa.

Walid ne parvient pas à transformer son texte, qui reste très narratif.

Je fais surtout travailler Raoul. Je sens qu’il n’en mène pas large. Mais Mélina, Mélissa et Bintou l’encouragent , le soutiennent, comme si elles prenaient ma place, avaient compris ce qui lui était nécessaire et il reçoit leurs encouragements avec un sourire timide .

Mercredi 5 mai

Robin est absent . Adam, Kahina, Chany et Raphaël vont travailler au CDI. Dernière séance avec Jean Camille avant le tournage. J’essaie de prendre quelques photos, mais me bats avec cet appareil que je ne connais pas. Jean Camille règle définitivement tous les problèmes matériels. La classe est divisée en deux groupes . Il explique pourquoi un tournage prend du temps. Cette dernière répétition est un peu décevante pour certains qui semblent avoir encore oublié ce qui a été dit au cours des séances précédentes, mais le chœur final se met en place et la classe trouve dans ce travail une sorte de cohésion. Je discute avec Jean Camille à propos d’une séance supplémentaire. Il me semble qu’elle sera inutile. D’une certaine manière, pour nous, par rapport à ce dont nous avions rêvé, ils ne seront jamais prêts, mais je crois qu’on peut penser que l’espèce de cérémonie que représente le tournage leur donnera le désir de faire au delà de ce qu’ils pensent pouvoir faire. Pas encore de temps prévu pour le 17 sur internet.

Samedi 15 mai

Jean Camille m’envoie le plan de tournage et les photos de repérage. Travail très professionnel. Texte, numéro des plans, ordre de tournage, position de la camera .Cela commence à prendre forme visuellement . Le lieu est beau, mystérieux . A la fois moderne et mélancolique. Vert et gris , avec quelques taches de rouge. Quelle sera le temps lundi ? La lumière était belle dans le court métrage sur Cendrars , mais la lumière lorsqu’on tourne en intérieur se travaille et n’est pas sujette au hasard.

Message d’Isabelle . Makoya vient de perdre sa sœur qui laisse une petite fille de un an, sans père. Et cette tragédie familiale risque de remettre en cause sa propre situation en France . D’après Isabelle, elle viendra lundi, elle a besoin de présence amicale. Il est étrange que ce soit Makoya qui soit ainsi si cruellement touchée. C’est elle qui s’est le plus investie dans ce projet et qui en a été le plus transformée. Je n’ose pas l’appeler, lui imposer quoi que ce soit. Son deuil , la concomitance de hasard entre ce deuil et le tournage font un peu plus que m’émouvoir .

Dimanche 16 mai

Le temps prévu pour demain n’est pas mauvais. Soleil et nuages, température fraîche. Je vais acheter de l’eau, du coca, des bonbons et des sucettes : ce que les anglais appellent  catering  : cela tombe bien : on peut presque entendre  catherine

Lundi 17 mai

Départ 7h 30 heures , sac de 15 kilos, métro bondé jusqu’à la porte de La Villette.

Cela commence très mal : il pleut, je croise les élèves ingénieurs du son qui ont perdu une des pièces de la perche et font le trajet à l’envers pour la retrouver, Mélina m’appelle pour me prévenir que cinq élèves seront en retard ; ils sont coincés dans le métro, il y a eu un accident sur la ligne 7 et les rames sont immobilisées. Jean Camille n’a pas reçu l’autorisation de tournage qu’il a pourtant demandée au directeur de La Villette il y a une semaine.

Nous nous réfugions avec les élèves arrivés et le cameraman au pied d’une cage d’escalier couverte en attendant Jean Camille parti à la recherche de l’autorisation et en scrutant le ciel qui a quelque chose de breton : vent et crachin.

Ce matin, avant de partir, j’ai consulté ma messagerie : j’ai trouvé le journal de Joseph tout juste rentré de Grèce pour le tournage des Héraclides avec les élèves de Guy Flavien . Je n’ai eu le temps que de lire le début mais le récit du tournage à Epidaure sous le soleil grec me fait un peu grincer des dents lorsque nous sommes obligés d’ouvrir un parapluie pour protéger la caméra… Autorisation enfin signée, pièce retrouvée ; nous avons à peine le temps de tourner le premier plan ( Mélina au pied de la géode) que les vigiles viennent vérifier que nous possédons bien l’autorisation. Ils l’examinent avec circonspection et téléphonent à leur chef. Nous avons bien le droit de tourner, mais pas là précisément. La géode appartient à l’espace du musée et non à celui du parc. Ce n’est pas grave, le plan est déjà dans la boîte, et seul un autre plan doit être modifié par la suite.

Jean Camille a mis beaucoup de soin dans le choix des espaces, toujours juste. Il a fait en sorte qu’ils résonnent avec le texte, même de façon ponctuelle , à minima ( l’  écluse , le  sous-marin ,  les grandes lentilles de cristal )…

Cette attention qui passera peut-être inaperçue, pour beaucoup de spectateurs, est une preuve de l’exigence avec laquelle il n’a cessé de travailler. Il faut parfois refaire les plans trois ou quatre fois, non parce que les élèves ont oublié leur texte, mais à cause d’un hasard malencontreux – passage d’un avion, sirène de police, et surtout, l’après midi, promeneurs qui passent dans le champ ; nous avons beau nous mettre un peu partout pour les détourner, certains échappent aux mailles du filet, ou même refusent de se détourner de trois mètres, avec un  fait chier  particulièrement gracieux.

Les filles , sauf une , ont mis leurs plus belle tenue. Elles veulent évidemment être filmées sous leur meilleur jour, mais il me semble qu’il y a chez elles un peu plus qu’une attitude narcissique. Ce tournage est aussi pour elles un événement, une fête. Mais ces effets de toilettes ne sont pas sans poser quelques problèmes : pas facile de poser des micros et de cacher des boîtiers de batterie avec leurs mini jupes , ceintures sanglées, tops moulants. Cela ne va pas sans quelques contorsions. Et elles ont toutes de très hauts talons qui s’enfoncent dans la pelouse trempée, ou avec lesquels elles ont un peu de mal à marcher. Eden déchire le bas de sa jupe de mousseline blanche qu’il faudra réparer avec du scotch pour le dernier plan.

Bilal trouve à canaliser sa bougeotte : Vanessa, la script, lui donne le clap et lui explique comment le tenir et le modifier à chaque prise. Il tient parfaitement son rôle, sans se tromper, avec une grande fierté, déclare qu’il a trouvé sa vocation,  clapman  et ses camarades, toujours prêts à se moquer de lui, le regardent d’un autre œil. Malheureusement, au moment du dernier plan, sa maladresse et son excitation incontrôlée reviennent : il laisse tomber le clap et l’ébrèche.

Seuls deux élèves posent un problème : Chloé, arrivée avec le deuxième groupe à deux heures, extrêmement enrhumée, et qui ne cesse de se plaindre, comme si elle était à l’agonie. Elle a froid ; nous avons tous froid. Le soleil est un peu revenu mais le vent est fort et frais ce qui a tout de même l’avantage d’animer les cheveux des filles dans les gros plans. Et surtout Sami. Il a réclamé de venir le matin, bien que Jean Camille lui ait dit que sa présence n’était nécessaire que l’après-midi. Dès dix heures du matin, il trouve le temps long, ne cesse de le dire, de demander de passer,  parce qu’il a un rendez-vous . Jean Camille a beau lui expliquer qu’on ne peut modifier le planning pour lui ( cela supposerait de déplacer le matériel , lourd et encombrant , en d’inutiles allers-retours), il persiste dans sa demande, toute la journée ; mais lorsqu’il a enfin tourné les deux plans où il apparaît, vers cinq heures, il reste.

Je m’interroge sur son attitude. Il a toujours montré une certaine ambivalence envers le projet. Désir de le faire et réticence affichée. Makoya est arrivée en début d’après midi et je m’isole avec elle un moment pour lui parler et la remercier d’être là. Puis ses amies l’entourent : Elodie, Mélissa, Bintou, et elle passe des bras de l’une à l’autre. Elle demande à tourner vite le dernier plan qui la concerne : elle doit aller chercher sa nièce , dont elle est désormais un peu la mère, à la crèche. Elle est comme d’habitude concentrée et intense.

Alors qu’au début personne ne manifeste de curiosité particulière pour les caméras et tout l’aspect technique du tournage – à moins qu’il ne s’agisse de timidité – petit à petit, les élèves s’approchent des caméras, regardent les cadrages, interrogent les ingénieurs du son, mettent les casques, questionnent sur le matériel, son coût.

Je me sens coincée dans les tâches indispensables, matérielles, mais qui m’éloignent du cœur de l’action ; je trouve un peu de temps à consacrer aux plus fragiles ( Raoul…). Comme je n’ai pas de casque , je n’entends pas vraiment leur diction, mais il me semble, de loin, il y a sur les visage de la gravité, de l’émotion.

Il y a un moment très joyeux, en fin d’après midi. Mélina commence à vocaliser sur  J’habiterai mon nom , puis  Ceux-là sont princes de l’exil… , suivie par quelques filles.Elles chantent, les mots viennent du fond du corps.

Regret que ce moment n’ait pu être saisi : on prépare un autre plan.

Et un moment de grâce, un peu avant huit heures. Eden, debout sur un piédestal dans la petite enceinte circulaire ( la chambre d’échos) entourée de bambous autour de laquelle court un filet d’eau, joue du violon. Avec sa grande jupe blanche, statue vivante et fragile…

C’est le dernier plan. Les élèves qui sont restés applaudissent , remercient les techniciens, s’éloignent .

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