« A… ces voyageurs … » par Catherine Henri

Publié le : 22 mai 20177 mins de lecture

« A… ces voyageurs, pour lesquels est ouvert

L’empire familier des ténèbres futures. »

Juste deux vers de Baudelaire, extraits de Bohémiens en voyage. Et quelques réflexions, désordonnées et fragmentaires : pas vraiment le courage, ni l’envie, de recouvrir les événements de ces derniers jours d’une nappe de commentaires et de discours, de tenter de saisir une totalité inatteignable.

Khatchik

Il se promenait aux Halles, le jour de son anniversaire, les poches évidemment vides. Faudrait-il interdire aux pauvres ces lieux de tentation ? Il se trouvait maigre. A l’adolescence, la séduction masculine est souvent synonyme de muscles, c’est du moins l’image publicitaire qui est imposée. Il a saisi un petit instrument de musculation dans un magasin, s’est fait prendre par les vigiles. La direction n’a pas porté plainte mais la police en relevant son identité a découvert sa situation. On peut espérer que le pilote qui a refusé de le prendre à bord de l’avion pour l’Arménie, le vendredi 10 octobre, lors d’une première tentative d’expulsion, ne sera pas sanctionné. Dimanche 12, un autre n’a pas eu les mêmes scrupules. A Erevan, la police était au pied de la passerelle.

Léonarda

Juste cela : on est le fils ou la fille de la langue qu’on parle, et cela ne nécessite aucun papier. Quelle langue parle-t-elle ? Sans doute le romani avec sa famille, mais cette langue dérivée du sanskrit, non du roumain, comme on l’entend souvent, n’est la langue officielle d’aucun pays, seulement celle d’un quartier de Skopje, je crois. En tous cas, ni l’italien, ni l’albanais. Le français depuis cinq ans : la langue de l’école où elle a étudié, de ses amies, de la télévision qu’elle regardait, la langue qui s’est lentement sédimentée en elle, celle dans laquelle elle pense sans doute, et rêve. Léonarda a beaucoup manqué l’école, Khatchik a commis un larcin ; le dénier ou le dissimuler serait absurde, mais : les élèves sans papiers doivent-ils être absolument irréprochables ? Sont-ils sommés d’être encore plus parfaits que ceux qui en ont ? Doit-on ne jamais cesser d’évaluer leur mérite à vivre en France ? Faudrait-il faire le tri entre les bons clandestins et les autres ?

Médiatisation

Paradoxe infernal de la médiatisation : les expulsions d’élèves sans papiers sont si nombreuses que la presse n’en parle presque jamais, qu’elles sont devenues un non dit banal. Brusquement Léonarda est arrivée à la une, seulement à cause des circonstances de son arrestation, et sa visibilité inattendue aurait pu tenir lieu d’une réparation pour l’invisibilité des autres : elle aurait pu être un symbole, ne l’a été que quelques heures, a été très vite recouverte par le cliché, qui est le contraire du symbole. Ce vedettariat involontaire s’est retourné contre elle ; les médias, en répandant les révélations biographiques sur sa personne, sa famille, son histoire singulière – et servis par la concomitance de hasard avec un autre  fait divers  – nous ont resservi le Rom imaginaire, fourbe, dissimulé et voleur d’enfants. La télévision a créé une icône en un jour et l’a salie le jour suivant en discréditant son père. Par quel retournement pervers les enfants devraient-ils être responsables des erreurs de leurs parents ? Fallait-il qu’elle soit inattaquable, absolument sainte, et les siens, en remontant à combien de générations ? Le pire : sa visibilité individuelle est aujourd’hui telle qu’elle nous interdit de voir les autres expulsés ou expulsables, qu’elle les dissimule, et sans doute pour longtemps.

Sorties scolaires

Que l’espace de la classe ne s’arrête pas aux murs d’une salle, cela me paraissait aller de soi. Pour les sorties, nous distribuons et récupérons des autorisations signées des parents :  sortie organisée sous la responsabilité de…  . Si nous sommes responsables de nos élèves, il me semble que cela signifie aussi qu’ils sont sous notre protection. Il était urgent que cela devienne officiel. Ce qui rend un peu caduque la métaphore ancienne du  sanctuaire . L’espace de la classe est labile, changeant, polymorphe : c’est celui d’un discours et d’un abri qui peut être reconstruit n’importe où. Un abri nomade en somme.

Professeurs

Professeur n’est pas seulement un métier mais un état, une position, une relation à un savoir et à des élèves. C’est un jeu relationnel trop sérieux pour ne pas engager aussi une éthique. Ce rapport à l’autre est fondateur, têtu. Il se passe d’argument, passe par la voix, la parole, ne s’écrit pas : il est sans papier. Les politiques pensent en chiffres, en flux, posent des règles, des lois, des frontières. Les professeurs ont affaire à des sujets et à la connaissance : ce sont des passeurs. Les frontières qu’ils pensent ne sont pas les mêmes. Il y a forcément entre les deux une béance, mais qui n’autorise pas les premiers à considérer les seconds comme des donneurs de leçons irresponsables, ou des sentimentaux incorrigibles et naïfs.

Manifestations

Le pouvoir quel qu’il soit craint toujours les manifestations de lycéens. Pour les discréditer, on les qualifie couramment de rituel initiatique ce qui n’est pas entièrement faux, mais masque leur évidente sincérité. Faudrait-il se plaindre que les lycéens soient solidaires de leurs camarades ? La fraternité n’est-elle plus désormais qu’un mot vide ? Autre manière de disqualifier leur authenticité : accuser les élèves de vouloir grappiller quelques jours de vacances supplémentaires. Juste une petite remarque personnelle : mes élèves ont proposé de m’envoyer par mail pendant les vacances le devoir qu’ils devaient faire le jeudi de la première grande manifestation.

Arbitrage présidentiel

Je ne suis pas adepte de la psychanalyse de comptoir, mais je voudrais quand même bien savoir quelle est l’histoire familiale, qu’on imaginerait volontiers traumatique, du conseiller ( de la conseillère ? cela m’étonnerait, mais sait-on jamais) de François Hollande qui lui a soufflé son improbable arbitrage, mélange de cohérence abstraite et de violence réelle, comme si la politique ne s’exerçait que sur des êtres virtuels.

Les mots qui me viennent :

Mélancolie, abandon, figures qui s’éloignent.

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