« Début d’été » par Céline Baliki

"Début d’été"

Premiers jours de vacances. C’est toujours un moment étrange, suspendu. Un entre-temps, un entre-lieu. On ne sait pas encore quoi faire de soi. Il y a la fatigue de l’année écoulée et l’attente de se sentir vraiment en repos, en séparation de tout ce qui vient de se passer. Pas de mélancolie ni de tristesse même si je me souviens que collégienne, j’étais une des rares élèves à me sentir abandonnée en ces premiers jours de séparation d’un quotidien joyeux qui nourrissait mon imaginaire : l’école était pour moi un lieu important où se jouaient des rencontres. L’été signifiait une rupture : dire au revoir aux professeurs, aux amis… Je n’ai jamais aimé ce moment…

Ces premiers jours sont marqués par une très bonne nouvelle : 22 élèves sur 24 de la 3A que je suis depuis 4 ans ont obtenu le brevet : une élève venant de classe d’accueil et une jeune fille qui double sa 3ème ne l’ont pas eu. Beaucoup de mentions « bien » et « à bien »… Je suis heureuse et fière… Cela doit faire 91% de réussite. Cela ne veut rien dire et pourtant aux yeux de l’institution et des diagnostics, c’est bien au-delà des moyennes… La classe de 3A une fois encore se fait remarquer… Pourquoi est-ce si important de le dire ? C’est une bien longue histoire… Mais je vous passerai le détail… Il suffit de lire le récit de mon inspection.

Aujourd’hui s’achève une aventure de 4 ans. Mes compagnons de route vont heureusement vers de nouveaux horizons. Ils poursuivent leur chemin, forts de cette expérience d’apprentissage, déroutante aux yeux de tant. Durant ces années collège, nous avons cheminé ensemble, grandi, appris les uns des autres, les uns avec les autres. Nous avons construit ensemble ce parcours culturel d’exigence qui manque tant au cœur de l’école et qui fait que celle-ci perd de son sens aux yeux des enfants et des adolescents.

Je revois l’enfance de leur visage à leur entrée en 6ème, les yeux pleins de curiosité, de désir, un corps en ouverture, tendu vers l’inconnu, avide de grandir. Ils sont entrés en écriture et dans la danse en même temps, sans résistance. Au cours de ce voyage, nous avons posé les premières pierres qui jalonneraient nos recherches présentes et futures ou semé les graines qui un jour, à la saison voulue, deviendraient fleur… Pas que des images…Qui aurait pu croire que des garçons et des filles de troisième, quatre ans plus tard, lors d’une résidence au Centre national de la danse, danseraient une fleur rare et entonneraient des chants chamaniques. En effet, grâce à cette mise en projet, les adolescents sont partis à la découverte de danses ancestrales liées à la culture colombienne avec le chorégraphe Francisco Arboleda. Il fallait les voir chercher avec le corps les mouvements de cette fleur si rare qui se ferme le jour et s’ouvre la nuit :

« … nous avons appris l’existence d’une fleur remarquable, incroyable que nous ne pouvons retrouver que dans un seul pays. Cette fleur a le pouvoir de vivre sous l’eau et de remonter à la surface en s’étalant puis de se refermer sur elle même pour replonger dans les profondeurs (du lac ou de la mer) qui l’héberge. Nous avons repris avec l’aide de la danse le développement de cette fleur en réalisant des mouvements qui reprenaient son épanouissement. » Walid

« Puis la 3ème danse venait de Colombie, c’est une danse écologique : la danse est accompagnée de chants chamaniques qui protègent la plante. Les mouvements sont liés à la nature et racontent un peu l’histoire de cette fleur extraordinaire qui s’ouvre la nuit et se referme le jour. La danse est composée d’un cri qui donne le départ. Dans la danse, nous pouvons apercevoir le développement de la fleur. »Iliesse

« Ce que j’ai aimé le plus, c’est au moment où Francisco nous a parlé d’une fleur qui pousse à côté des nénuphars. Il nous a dit que pendant la journée, cette fleur dormait, c’est-à-dire qu’elle se referme pour se rouvrir la nuit. Et elle fait ça pendant 3 jours puis après elle va sous l’eau et une nouvelle fleur monte à la surface pour s’ouvrir. Cette fleur me fait rêver. Elle était tellement belle. J’ai vraiment aimé cette journée qu’on a passée. » Sarah

Les corps ont pris de l’assurance à un moment où les turbulences, les bouleversements viennent renverser les certitudes. Grandir, s’affirmer aux yeux des autres, c’est aussi généralement cacher une sensibilité, une fragilité pour les garçons. De voir leur corps se mouvoir, les bras s’élever, les jambes onduler dans le vent reste un moment de beauté inoubliable.

Construire le groupe, la relation, déchiffrer et comprendre les mécanismes internes de chacun… cela demande du temps, de l’attention… Un projet sur le long terme, un projet de 4 années… Pas une heure semée, éparse dans l’emploi du temps étal des heures, non, des demi-journées dans la semaine, au minimum deux heures consécutives…

En 6ème, tout est là. Un imaginaire à nous faire repousser nos propres limites et l’envie d’aller toujours plus loin. Richesse insoupçonnée, nourrie de mots, d’histoires… Déjà Ariane est là… Avec douceur, elle les emmène dans l’exigence : mots pesés, choisis après un long voyage intérieur, mots en mouvements qui habitent les corps et se sont mis à résonner sur la scène de leur vie.

Ces enfants se sont mis en aventure. Ils ne se sont pas contentés de boire quand ils avaient soif. Ils ont creusé la terre et ont cherché parfois de petites choses comme on en trouve sur les bords des routes, des petites choses laissées là, oubliées par d’autres voyageurs dans d’autres temps.

Je suis allée rencontrer il y a quelques jours alors que l’école n’était pas encore finie les élèves de CM2 de classes de Bobigny. Accompagnée d’Ismahen, la CPE du collège, nous avons été étonnées de voir les enfants : le calme, le silence, une cour de récréation où ils s’amusent tranquillement, des couloirs paisibles, pas de cris…

Nous n’avons pu nous empêcher de nous questionner sur ce que nous faisions pour les transformer. Que se passe-t-il donc pour que l’enfance se perde si vite à l’entrée au collège ? Je m’étais déjà posée la question en regardant des enfants de maternelle danser. Leur rapport au corps est si simple, joyeux : toucher l’autre, entrer dans l’espace qui est donné, qui accueille la présence de l’étrangeté, inventer des ouvertures… Pourquoi, comment perd-on cette simplicité ?

Au collège, tout devient « brutal ». Les enfants entrent dans des rapports de confrontation physique et verbale. Le bruit, les cris… Une forme de violence prend corps… Alors que le primaire accorde à chaque enfant des responsabilités, ouvre des espaces de réflexion et d’organisation internes à la classe, alors que pas à pas l’enfant va vers plus d’autonomie, le collège referme ces portes entrouvertes. Très vite, « l’humain » recule : l’enfant infantilisé retourne vers un stade qu’il avait dépassé, régresse… La classe de 3A a vécu quatre années de projet qui ont fait appel à la créativité, à l’intériorité et l’exigence. Et pour eux, cela s’est passé différemment. Ils sont entrés dans une démarche personnelle : leur imaginaire s’est construit, nourri de mots, de danse, de théâtre, enrichi de voyages : Venise, Mycènes, Epidaure, Nauplie, Athènes… Que de souvenirs en ce début d’été ! Les enfants ont continué à grandir dans cette relation de confiance, à affirmer leur choix, leur pensée. Ils se savaient être écoutés, attendus, aidés. L’école ne se faisait pas sans eux.

Cette année, cinq garçons de la classe se sont engagés dans un atelier théâtre mené par Aurélie . Quand j’ai proposé ce projet à la classe, j’ai pensé que les filles y participeraient et que j’aurais des difficultés à motiver les garçons. Que de préjugés, n’est-ce pas ? Ahmed, Mouhsine, Walid, Clément, Firas se sont lancés dans cette aventure. L’année dernière, nous avions vu que certains se sentaient plus à l’aise au théâtre qu’en danse. Walid avait été pour nous une révélation. Il incarnait le rôle du Parrain dans Pour que le vent se lève avec un très grand talent. Sa voix avait pris une assurance grave et il pouvait même improviser certaines répliques tellement le rôle lui « collait » à la peau. Il prenait plaisir à jouer. Nous avons mis en scène un texte de Fabrice Melquiot : Perlino comment. Un texte à l’écriture contemporaine, poétique qui mêle des passages narratifs à des moments dialogués. Texte difficile qui retrace la vie de deux hommes, deux amis, Mimmo et Perlino, de leur enfance à la mort. Plusieurs des garçons ont incarné le personnage de Mimmo partagé entre Ahmerd, Firas et Walid qui avait en charge une part importante du texte. Il était Mimmo adulte qui se souvenait… Walid a été d’une maturité étonnante, adulte… dans sa voix, son corps vieillissant, l’espace qu’il occupait, les mots qu’ils donnaient, le regard… Firas a joué aussi un moment de cette existence. Je retrouvais sa voix d’enfant de 6ème, sa force, son enthousiasme. Il s’est mis à danser : je retrouvais aussi ses élans d’avant, ses mouvements très grands, tendus, des accélérations de rythme, ses suspensions… Je me souvenais de ses propositions dansées dans d’autres projets…

Et puis Clément, Perlino : justesse de chaque mot, de chaque mouvement, de chaque invention… seul dans son rôle de l’enfance à la mort…, une existence traversée par une amnésie et la recherche d’un idéal. Ce personnage, Aurélie et moi, on s’est tout de suite dit qu’il serait Clément, que c’était lui. Il s’est mis dans ce rôle avec tout ce qu’il est : son imaginaire, ses rêves… Un rôle sur mesure. Beaucoup de texte. Clément apprenait très vite. Dans ce travail, nous avons décidé par la force du texte que la danse avait toute sa place. Là j’ai retrouvé ce qui me semblait perdu, cette liberté des corps et des mots, ce rapport à l’autre dans une confiance totale. Le texte parle d’amour : pas facile pour des adolescents. Les mots ont pu être dits, vécus car les adolescents avaient été traversés par des expériences passées qui leur donnaient aujourd’hui la possibilité de jouer l’amour. Clément devait travailler un solo. En une heure, seul il a fait une proposition : j’étais avec Walid, Firas, Ahmed et Mouhsine. Nous avons regardé et nous avons été émus tant la présence de Clément Perlino était évidente. La richesse de ses déplacements, les mouvements, les courses, les passages au sol, les frôlements…

23 juin 2009, salle Pablo Neruda, 21h

Les portes s’ouvrent. Le public s’installe. Moment de panique. On m’a volé mon sac à main. Mes papiers, mes clés, mon téléphone… Le spectacle commence. Je suis là et ailleurs. Mais très vite, je suis happée. Walid et Firas entrent sur scène, ils s’avancent côte à côte et déjà leur marche habitée par le regard est une danse. Firas s’envole sur les mots de Walid. Ils sont simplement beaux. Ahmed me regarde, nous devons courir ensemble avec un long tissu rouge. Mouhsine avec son casque de scooter est un prêtre en retard au mariage qu’il doit célébrer. Rires. Clément danse. Les mots dansent. Ces adolescents ont retrouvé cette liberté d’être. Ils sont émouvants. Ils sont. Les vacances commencent.

Pour ces enfants devenus grands, j’ai senti combien cette aventure de quatre ans les avait nourris, avait apporté de quoi retrouver la force de l’étonnement, de l’émerveillement.

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